Qu’est-ce que tu veux faire quand tu seras grand ? (19)

Moi, dès ma majorité, je serai avare et, peut-être immigré au Sénégal. Je n’arrête pas de le dire autour de moi : il faut économiser car on va bientôt manquer de tout : argent, eau, pétrole, air pur, peut-être même de chewing-gums ou de jeux vidéos ! Les budgets de l’Etat, de
la Sécu, de la SNCF présentent des déficits chroniques. Chez moi, nous avons disposé des casseroles sur toute la surface du jardin pour récupérer l’eau de pluie. Les voisins se plaignent amèrement du manque d’esthétisme du paysage, mais nous sommes les seuls à pouvoir arroser nos fleurs en été devant leurs mines envieuses. Mon père ne met plus d’essence dans sa voiture, mais il a caché en réserve des jerricanes remplis de carburant au cas où il faille s’enfuir un jour devant l’avancée d’un envahisseur comme son grand père a du s’y résoudre en 40. L’air pur me pose un problème, personne ne peut se l’approprier. Pendant les dernières vacances d’été dans les Alpes, j’ai néanmoins tenté d’enfermer l’oxygène des sommets dans un bocal à confiture de ma mère. On ne sait jamais, ça peut servir en cas de pollution atmosphérique extrême.

Il ne faut pas hésiter à amasser de l’argent. Bientôt, l’industrie et les services ne créeront plus d’emplois. Les pompistes ont été remplacés par des robots. Prochainement, les caissières de supermarchés n’auront plus leurs places. La seule chose qui pourra travailler et nourrir les familles ce sera leurs comptes en banque. Ou plutôt, leurs comptes d’épargne. Ceux qui ne mettront rien de coté auront de moins en moins. Ceux qui économiseront gagneront de plus en plus.

C’est comme ça, c’est la loi de la vie en société. Il ne faut rien donner sinon on s’élève contre l’ordre naturel. Les foyers sont sollicités de toutes parts : les Restos du Cœur, la lutte contre le sida, le denier du culte… Mon père ne répond à aucune demande de fonds. L’Oncle Picsou a entièrement raison : si l’on commence à faire don d’une seule une pièce d’or, on ouvre la porte à tous les excès. Même lorsque le vol est légal, il faut céder le moins de terrain possible : nous, nous avons fait expertiser six fois notre déclaration de revenus. Economie réalisée : vingt euros par an. C’est toujours ça de pris !

Chez moi, on limite sévèrement les dépenses du ménage. Je porte fièrement les pantalons de mon frère aîné et les bérets de mon père quand il ne peut plus décemment s’en affubler. Pour les vacances, nous partons chez les autres : ma tante, les copains de papa, le cousin malgache de maman. C’est le seul moment où mon père sort la voiture, un modèle de 1958. Nous évitons les autoroutes, source de tous les excès monétaires. Dans les descentes, papa se met en roue libre pour moins polluer. La grande classe, quoi !

Moi, j’irai encore plus loin. Je me dispenserai de télé. Quand on voit les programmes débiles qu’on nous distille, ce n’est vraiment pas utile de perdre son temps à dormir devant son téléviseur. Je m’inscrirai aussi à l’Armée du Salut pour diminuer mes dépenses vestimentaires. Dans le métro, je frauderai. Comme on est contrôlé une fois sur cinquante, je dois pouvoir être bénéficiaire même en cas d’amende. Il suffit de connaître un peu les lois de probabilités pour calculer les risques encourus.

Je transformerai mes économies en pièces d’or. Tous les économistes l’ont démontré : le métal jaune est une valeur refuge depuis des millénaires. Le soir venu, j’ouvrirai mon coffre avec précaution et je saisirai mes pièces à pleines mains pour ressentir un intense plaisir sensuel au moment elles s’écouleront entre mes doigts comme des poignées de sable fin.

Pour accumuler encore plus de moyens financiers, j’inverserai, à moi tout seul, les flux migratoires. Je serai immigré au Sénégal. Dans un pays comme celui-ci où l’argent coule à flots pour qui sait lire et écrire, je régnerai sur des commerces internationaux de matières premières, de tissus rares ou de n’importe quoi. Tous les mois, je rentrerai en Europe ou partirai pour l’Amérique. Je dissimulerai mes avoirs monétaires dans toutes les places mondiales, car mes coffres deviendront rapidement insuffisants pour accumuler mon immense fortune.

Je serai connu comme le loup blanc dans tous les milieux financiers. Des banquiers malins me cajoleront à coups de cadeaux et de passe-droits et se battront comme des chiens pour obtenir un misérable rendez-vous au cours desquels ils m’exposeront leurs projets dérisoires sensés exciter la convoitise de mes capitaux surabondants.

Bien entendu, ils me traiteront dans les plus grands palaces de Genève, Francfort ou New York dans lesquels je ne paierai pas la moindre consommation tout en étant particulièrement exigeant avec le personnel ce qui me permettra d’économiser quelques deniers supplémentaires sur les pourboires dont je les priverai pour alimenter encore plus mon insolente puissance financière.

Je grimperai régulièrement dans la hiérarchie des hommes les plus riches du monde. Certains diront que je suis aussi le plus rapiat et que la plus mauvaise de mes journées me rapporte de quoi faire vivre pendant un mois des centaines de miséreux pour lesquels –diront-ils- je pourrais quand même me montrer généreux ! A moins d’être touché par la grâce divine, il n’est évidemment pas question que j’invite à déjeuner des personnes que je ne connais absolument pas. Je m’arrangerai toujours pour me faire convier par mes relations d’affaires. Il ne manquerait plus que je partage ma table avec des anonymes !

A la fin des fins, mon immense empire ne me servira à rien puisque je serai tellement riche que chacun voudra m’offrir quelque chose en s’imaginant acquérir mes faveurs. J’aurai démontré un paradoxe colossal : lorsqu’on est riche, on ne dépense plus rien et on devient d’autant plus fortuné. Un mouvement exponentiel se met en place qui vous conduit aux sommets d’une fortune démesurée. Comme votre consommation personnelle devient ridicule face à la montagne de vos ressources que vous ne partagez avec personne, il ne vous reste, au bout du compte, rien d’autre pour vous occuper que de contempler l’inanité de votre existence.

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