George, un homme d’ordre
C’est ainsi depuis longtemps. Georges a toujours dénoncé. C’est naturel. Georges ne supporte pas les tentatives de déstabilisation de l’ordre. Son premier exploit s’est déroulé lors de la composition de maths du dernier trimestre de sixième. Lorsqu’il a vu Morissot sortir de sa chaussette une bandelette de papier froissé qui lui rappelait la formule de la surface du triangle, George n’a pas pu se retenir. Il s’est indigné. L’affaire est remontée haut. Jusqu’à Bartissol, le légendaire surveillant général de l’époque. Lors d’une entrevue demeurée célèbre, entre Georges et Morissot, à l’ombre des WC de la cour des petits, Morissot a montré toutes les peines du monde à comprendre que la dénonciation dont il avait été l’objet grâce à Georges avait été diligentée pour son plus grand bien. Georges avait pourtant insisté lourdement sur la nécessité qu’il y avait à l’âge de Morissot, qui était aussi le sien, d’apprendre à respecter loyalement les règles du jeu social. Une fois à terre, Georges avait même courageusement ajouté que ce n’est pas en lui éclatant une arcade sourcilière que Morissot allait affronter son avenir socioprofessionnel dans les meilleures conditions.
En seconde, Georges s’était particulièrement distingué dans la mise au jour d’un sombre trafic de photos féminines dénudées en pleine classe de français, alors que Madame Barbichon s’ingéniait de mille façons à intéresser les élèves aux déboires d’Iphigénie en Tauride. Grâce au ciel et aux policiers composant le dispositif antiviolence scolaire, Georges fut immédiatement tiré du coma lorsqu’une horde indisciplinée de lycéens barbares le firent inopinément tomber dans le caniveau à la sortie de l’établissement.
Le jour du bac, Georges dont on ne soulignera jamais assez l’altruisme, s’était spontanément proposé pour seconder le surveillant des épreuves afin que celles-ci se déroulent dans la régularité qui convenait à une si noble institution. Le chargé de l’ordre loua une telle initiative citoyenne, mais il assura Georges que tout était prévu pour qu’aucune ruse perverse ne vienne troubler l’ordre de l’examen. Il s’en portait garant.
Lors de son service militaire, Georges eut fort à faire. Le 12 ème régiment d’infanterie a gravé dans les annales de ses exploits, cette aventure des huit nuits successives que Georges dut passer éveillé afin de surprendre ce groupe de mauvais militaires qui avaient entrepris de sauter le mur au mépris de tous les règlements pour aller s’encanailler dan le cabaret voisin. Lorsque George, épuisé par une si longue veille, conta enfin par le menu les détails de l’expédition à l’adjudant Barbichon, celui-ci, ému aux larmes par tant d’héroïsme, lui donna une petite tape sur l’épaule en guise de remerciements. La rumeur rapporta même que l’adjudant Barbichon rendit visite à Georges sur son lit d’hôpital après que ce dernier y ait été admis en sortant d’une réunion animée avec les camarades inconscients dont il avait révélé les noms à la justice militaire.
Georges est un homme obstiné. Lorsqu’il décrocha son premier poste d’assistant en marketing dans une société de cosmétique, il eut encore maintes fois l’occasion de démontrer sa vaillance au service de la hiérarchie de l’entreprise. On lui doit notamment une alerte salutaire qui déclencha une inspection générale des notes de frais dont découlèrent des sanctions exemplaires à l’encontre d’abus parfaitement indignes. Georges qui avait pour seul objectif le développement de sa société, fut longuement félicité par la direction pour son initiative. Sa promotion à l’échelon supérieur fut l’objet de quelques interrogations parmi ses camarades de travail. D’autant plus que Georges, très inquiet de l’absentéisme qu’il constatait dans les services avait mis au point une surveillance discrète des postes de travail. C’est grâce à lui, bien que personne ne l’eut chargé de cette besogne, qu’on put mettre à jour une série de faux rendez-vous chez le dentiste qui dissimulait en fait un certain nombre de rencontres galantes entre collègues de travail.
Auréolé de ses victoires contre le laisser-aller et marqué de traces bleuâtres au visage consécutives à quelques incompréhension de ses compagnons de bureau, Georges continua à grimper les échelons de l’entreprise jusqu’au poste de Directeur Général adjoint, dont les émoluments lui permirent de faire construire la villa de ses rêves dans un lotissement de banlieue. Georges trouva rapidement qu’une telle collectivité était encore un lieu de désordres citoyens auquel il convenait de mettre le holà. Son action contre les nuisances sonores attira l’attention de la mairie. Posté derrière la haie qui séparait son terrain de son voisin, armé d’un chronomètre à l’exactitude certifiée par les meilleurs horlogers helvétiques, il fut le premier à dénoncer les tondeuses à gazon pétaradantes dont le vacarme dominical dépassait midi, heure permise par les arrêtés municipaux les plus récents.
A ce premier succès, George ajouta d’autres actes de bravoure. Les problèmes de l’écologie mondiale lui tenaient à cœur. A l’heure où les gouvernements se donnaient tant de peine pour que la planète soit respectée par chaque citoyen, il convenait que le tri des déchets ménagers soit effectué correctement. Georges dut convenir en explorant minutieusement les poubelles de ses voisins que tel n’était pas le cas dans son environnement immédiat. Le service de ramassage des ordures, mis au courant, fit à la réunion des propriétaires du lotissement les remontrances qui s’imposaient en citant le comportement exemplaire de Georges qui passait une bonne partie de son temps libre à trier ses déchets et à examiner ceux des autres.
On l’aura compris, les états de service de Georges sont irréprochables. On peut même dire que c’est un citoyen qui frôle la perfection. Si l’on ne craignait pas de mettre en difficulté sa modestie légendaire, nous pourrions même ajouter que si chacun suivait son modèle, la vie serait plus douce pour tous.
Alors, peut-on nous dire ce que signifie cette assignation au Tribunal, que Georges vient de recevoir, pour s’expliquer sur une plainte déposée par ses quarante-trois voisins à propos d’un prétendu « harcèlement moral » ?
Laisser un commentaire
Vous devez être connecté pour rédiger un commentaire.