Qu’est-ce que tu veux faire quand tu seras grand? (18)

Moi, je voudrais être lèche-botte. Et j’aimerais profiter de la parole qui m’est offerte dans ces lignes pour réhabiliter cette profession tellement décriée de flagorneur.

Certes, le flatteur se préoccupe d’abord de lui-même. C’est un être qui a besoin de reconnaissance, je dirais même que le flatteur a besoin d’amour. Mesure-t-on vraiment le désarroi affectif de celui qui anticipe tous les désirs de celle ou de celui dont il quémande les faveurs ? Imagine-t-on l’abnégation dont il est capable lorsqu’il cherche désespérément ce qui procurera du plaisir à la personne qu’il adule ?

J’ai déjà expérimenté dans ma chair les affres de celui qui a décidé d’assurer sa carrière par tous les moyens. Quel courage m’a-t-il fallu pour dénoncer Morissot lorsqu’il a triché honteusement lors de dernier devoir de maths. Morissot, un frère, un ami de six mois !

Mais, contrairement à l’opinion répandue, le lèche-botte est aussi et surtout un être plein d’altruisme. Au-delà du traumatisme passager qu’a provoqué ma dénonciation, j’ai servi fondamentalement les intérêts de Morissot. Il faudra qu’il se souvienne que, finalement, je lui ai rendu service ainsi qu’à d’autres élèves. Après le savon que lui a passé le prof, ça m’étonnerait que ses camarades aient encore envie de frauder !

Le lèche-botte est souvent seul contre tous, incompris, moqué, ridiculisé parfois. Mais dans son for intérieur, il sait que grâce à sa ténacité, et –disons-le- à son héroïsme, il sera récompensé de ses efforts et qu’à travers lui, c’est toute la collectivité à laquelle il appartient qui progressera.

Examinons le cas de Monsieur Baldinguet, le surveillant qui ne lâche pas Monsieur le Principal du Collège d’une semelle. Quel homme admirable ! Je tiens à dire que Monsieur Baldinguet n’a de cesse de faciliter le travail de son supérieur en signalant assidûment les profs ou ses collègues qui ne savent pas maîtriser le chahut de leurs élèves. En outre, Monsieur Baldinguet examine en détail tous les matins la tenue des jeunes collégiennes de façon à ce que notre principal n’ait pas à se soucier des attitudes libidineuses que pourraient susciter certaines d’entre elles à un âge où il convient de ne penser qu’à ses études ! Chapeau Monsieur Baldinguet !

Mon père me raconte souvent la vie, la vraie vie au bureau. Monsieur Petrescu, son directeur est un homme particulièrement important. Papa pense que, grâce à un dirigeant comme lui, l’entreprise va de l’avant alors que tant d’autres ferment  leurs portes dans la région. Il se doit donc de l’épauler. Comment peut-on penser comme le font certains des camarades de Papa que Monsieur Pétrescu ait du temps à perdre à aller chercher son café au distributeur ? Heureusement, Papa s’en occupe avec diligence et application. Il doit également prendre le plus grand soin du manteau que Monsieur Pétrescu jette n’importe où en arrivant. Monsieur Pétrescu n’a pas le loisir de pendre ses affaires au portemanteau comme le font d’autres oisifs dans les bureaux. Et si Papa n’était pas là pour défroisser sa pelisse, Monsieur Pétrescu serait obligé de se rendre dans un état pitoyable  à ses rendez-vous. Les gens de l’entreprise ne se rendent pas compte de l’effet catastrophique que cela produirait sur l’image de l’entreprise sans compter le souci supplémentaire que Madame Pétrescu aurait au retour de son mari !

Monsieur Pétrescu, en homme avisé a bien compris qu’il pouvait compter sur un salarié comme Papa pour le seconder. Papa est certain qu’il le nommera enfin directeur adjoint des ventes très prochainement aux dépens de ce pauvre Poulichon, qui ne s’est pas donné la peine d’intégrer les subtilités de la stratégie managériale de Monsieur Pétrescu.

Il y a des écoles pour devenir lèche-botte. Elles s’appellent des écoles de management. On y rentre après le bac, parait-il, ou alors par la fenêtre quand on n’a pas de diplôme mais que l’on possède beaucoup d’ancienneté et un caractère suffisamment observateur pour avoir une très bonne connaissance de la marche d’une entreprise. On y apprend d’abord qu’il faut que le patron fasse du profit pour que tout le monde soit heureux. Et pour que l’entreprise maximise son profit, il faut qu’il n’y ait qu’un seul qui décide de la conduite à suivre, les autres devant exécuter fidèlement ses ordres. Le plus souvent, c’est le patron qui se dévoue pour tenir le rôle de chef. Et comme celui qui commande supporte une pression maximale, il est juste qu’il gagne beaucoup d’argent. Celui qui le seconde devant gérer un peu moins de stress, son revenu est un peu moins élevé, mais nettement plus cependant que ceux qui, se trouvant au bas de la pyramide, ne commandent rien du tout et sont donc parfaitement relax.

Si l’on veut un revenu confortable, il faut, par conséquent, s’élever dans l’échelle de l’anxiété et de l’angoisse. Pour cela, il faut soit beaucoup travailler avec le risque que personne ne le remarque ou alors de tomber malade, soit assister assidûment ceux qui sont à l’échelon le plus élevé  en comprenant bien leurs problèmes et en les aidant à porter le poids de leurs soucis quotidiens. Il ne faut pas hésiter à les flatter pour qu’ils ne perdent pas confiance en eux. Je rappelle qu’à ce niveau, c’est l’avenir de l’entreprise qu’ils ont en mains qui se joue et qu’un accès dépressif de la part des dirigeants peut entraîner des conséquences désastreuses sur l’emploi de chacun.

Je serai donc lèche-botte pour le bien de l’humanité. D’ailleurs, j’ai déjà de bonnes dispositions. Non seulement, j’ai dénoncé Morissot récemment, mais j’ai également écrit au professeur de sciences naturelles pour lui dire tout l’intérêt que je porte à ses cours qui surpassent de loin tous ceux que proposent ses collègues dans les collèges de la région. En cours de musique, je me suis exprimé devant toute la classe, sur la joliesse des chants que nous apprend Mademoiselle Vérin. D’ailleurs, pleine de modestie, elle m’a prié d’arrêter de me rasseoir immédiatement !

Personne n’a encore remarqué mon dévouement, mais je suis sûr de contribuer au développement de la qualité de l’enseignement qui profite à tous mes camarades. Idéalement, il faudrait que chacun suive mon exemple. Mais comme dit mon père, il y aura toujours des esprits forts pour critiquer ce que disent les chefs !

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