Qu’est-ce que tu veux faire quand tu seras grand ? (17)
Quand je serai adulte, je voudrais être ancien combattant de mai 68. L’époque me plait bien lorsqu’elle est racontée par les anciens.
C’était le bazar, le vrai. Aucune autorité n’était reconnue. Aujourd’hui, on ne peut plus insulter un prof sans passer trois mois en prison. Lorsqu’on s’en prend à un policier, ils réagissent tout de suite avec une extrême brutalité et sortent leurs pistolets paralysant à l’électricité. Il semble même que les adolescents ne peuvent plus être impolis envers leurs parents sans que tout le monde ne se trouve immédiatement convoqués chez le psychiatre de la famille.
Nos anciens du mois de mai avaient su remettre en cause l’enseignement. Il n’y avait plus besoin d’apprendre les leçons. Bien entendu, les solutions étaient données en même temps que les sujets de devoir pour qu’on ne perde pas de temps à les chercher. Ils avait décidé que les notes ne servaient à rien, sauf à culpabiliser de pauvres enfants qui n’avaient pas eu le temps d’absorber des chapitres de maths ou d’histoire nettement plus ennuyeux que les matchs de foot disputés ardemment au pied de leurs immeubles lugubres ou les parties de flippers organisées dans leurs bistrots crasseux où l’on apprenait à fumer et à draguer. Les élèves avaient d’ailleurs su faire croire aux profs qu’ils se formaient en même temps qu’ils les formaient. C’est tout juste si l’enseigné ne demandait pas à l’enseignant de réciter ses leçons en début de cours.
Aucun uniforme n’était respecté. Le moindre galon était l’indice d’une répression policière insupportable et d’une tentative de rétablissement de l’ordre bourgeois décadent. La plus fugitive apparition, même très discrète, d’un groupe de CRS casqués, armés de matraques et de boucliers donnait lieu à un affrontement sans merci, à des cris vengeurs, à quelques barricades révolutionnaires et à un certain nombre d’arrestations parfaitement arbitraires, qui entraînaient dès le lendemain de nouvelles émeutes pour obtenir la libérations des camarades injustement emprisonnés.
La génération précédant celle de mai 68 ne comprenait rien. Mais alors rien de rien. Les parents écoutaient, affolés les évènements à la radio après avoir enchaîné leurs rejetons au pied de leurs lits pour qu’ils n’aillent pas rejoindre les enragés. En fin de soirée pourtant, poussés par la faim, les enfants s’attablaient en face de leurs géniteurs. Alors, après un débat intérieur dramatique avec ses propres convictions, le père tentait d’engager un dialogue en s’efforçant de manifester un esprit d’ouverture à cette vague bouleversante qui emportait son chérubin :
- Bertrand, vous voulez changer la société, d’accord…. Mais enfin qu’est-ce que vous voulez mettre à la place ?
Le garçon, levant le nez de sa soupe chaude, lançait, à ce moment précis, un regard méprisant à ceux qui le nourrissaient :
- Mais alors, vous n’avez rien compris…..
Et comme, il n’avait rien à répondre de plus, il s’enfuyait théâtralement dans sa chambre après avoir pris soin de claquer vigoureusement la porte pour marquer sa rébellion à un ordre moral qui conduisait inéluctablement les adultes à chercher une rationalité absurde dans le déroulement d’un conflit social dont les meneurs avait évacué, par avance, toute tentative d’explication logique. Bien entendu, Bertrand, Jean-Pierre ou Didier, quel que fut son nom, avait pris soin de chiper avant la scène un morceau de pain et de jambon pour ne pas mourir de famine, allongé sur son lit en écoutant les retransmissions enflammées des évènements du quartier Latin, sur le transistor crachouillant qu’il avait reçu en cadeau lors de son anniversaire précédent.
Ça, au moins, c’était une époque ! Quand les anciens la racontent, on voit de la fierté dans leur regard. Certes, ils sont aujourd’hui médecins, avocats, directeurs généraux, managers avec les soucis qui relèvent de leurs rangs : impôts, enfants, rapports à produire pour la veille, réunions tardives le soir, cocktails, séminaires, week-end obligatoire chez le patron…. Ils ont maintenant mieux à faire que de bouleverser la société : assurer leur carrière, gérer les dépenses du ménage, payer les vacances d’hiver aux enfants…. Mais enfin, parfois, ils se souviennent de leurs moments de gloire avec une émotion digne et contenue. La descente des grands boulevard les poings levés, les assemblées générales toute la journée, les cavalcades lorsque les CRS chargeaient….
Et si tout recommençait ? Et pourquoi tout ne recommencerait pas ? Il va falloir que j’organise le nouveau mai. Pour commencer je ne vais pas changer le mois. C’est mythique, et puis pour manifester c’est bien : il fait beau, les vacances sont encore éloignées, les gens ont envie de se défouler au sortir de l’hiver. Tous les ingrédients du calendrier et de la météo sont réunis pour une explosion sociale.
Il me reste à trouver le détonateur. L’autorité est redevenue une valeur intouchable, parait-il. Les profs nous apprennent à trouver un boulot. Quand on travaille, les chefs nous menacent de nous virer si on travaille mal. Et quand on est à la porte, on est menacé de sanctions si on se comporte comme ces mauvais chômeurs qui n’acceptent pas n’importe quel job pour une bouchée de pain. Voilà où nous conduisent les gens qui exercent l’autorité.
Il y aurait de quoi révolter plusieurs générations sauf que pour se rebeller il faut du pognon et que l’objectif de ceux qui détiennent l’autorité c’est de faire ne sorte que de plus en plus de personnes reçoivent de moins en moins d’argent.
Donc, si j’y réfléchis bien, le bon détonateur serait plutôt le fric. Le problème, c’est que tout est fait pour que les gens ne s’aperçoivent pas qu’ils n’ont plus de fric puisqu’on a inventé le crédit permanent. Quand les caisses sont vides, on file de l’argent au père du ménage, ça s’appelle le crédit permanent et ça coûte 20 % d’intérêt.
Je ne peux donc pas soulever les masses populaires sur ce thème puisqu’elles ne se rendent même plus compte qu’elles sont pauvres.
Bon, allez ! A tout hasard, je vais faire une crise existentielle ce soir à l’heure du souper à la maison. J’ai caché un saucisson sous mon oreiller, ça devrait aller pour la nuit. Et puis, on ne sait jamais, les grands mouvements populaires naissent de petits incidents….
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