Les tribulations d’oncle Robert.

- Drôle d’héritage !

 Maître Ducourneau, le notaire choisi par oncle Robert, ne put s’empêcher de donner son opinion. Après cinquante minutes d’une lecture assommante de préalables auxquels je ne comprenais rien,  il venait de me déclarer propriétaire d’une église en bois en plein centre du Sénégal ! Connaissant l’originalité de feu tonton Robert, je m’attendais à un legs saugrenu, mais je n’imaginais pas me retrouver en possession d’un lieu de culte dont je n’aurais sûrement pas un usage assidu, compte tenu des distances que j’ai cru devoir prendre avec la religion depuis les cours de catéchisme de sœur Marie-Cécile en CM2. 

Avant de se mettre à l’œuvre, Maître Ducourneau avait pris les précautions d’un sportif de haut niveau. Il s’était éclairci la voix en toussotant plusieurs fois, avait essuyé longuement ses lorgnons d’un mouchoir immaculé, les avait réajustés sur son nez crochu puis avait pris un air compassé pour me présenter ses condoléances. Je m’étais, quant a moi, composé la mine de circonstance pour les accueillir. Je n’avais pas croisé tonton Robert depuis vingt cinq ans au moins et sa disparition dans la forêt indonésienne ne m’affectait pas particulièrement. La réputation d’oncle Robert était telle que je n’avais pas été0 surpris d’apprendre qu’il avait fini ses jours en partant à la rencontre des tribus papoues les plus éloignées du monde moderne. 

Les délais légaux consacrés à sa recherche étant dépassés, Maître Ducourneau avait décidé de procéder à l’ouverture de son testament devant le seul héritier connu d’oncle Robert : moi !

Maître Ducourneau commença sa lecture à voix haute et forte, sur un ton monocorde, sans trébucher sur la moindre virgule. La lecture de testament à voix haute et forte, sur un ton monocorde sans trébucher est une spécialité notariale : c’est un véritable test de professionnalisme. Maître Ducourneau excellait dans l’exercice. En plein effort, il ressemblait au professeur Nimbus, en moins amusant. Le nombre de feuillets posés devant le notaire avait découragé d’emblée mon attention. Durant l’énoncé des dix premières pages, mon esprit vagabonda. Pendant la longue prestation de l’homme de loi, je suivais d’un regard amusé les tressautements de son nœud papillon sur les replis de son cou fripé. C’est à la onzième page que mon ouïe me tira de ma rêverie lorsque Maître Ducourneau annonça ce cadeau improbable que tonton Robert avait jugé bon de me léguer avant de s’enfoncer dans la jungle asiatique. Une église en bois au Sénégal ! Selon la tradition familiale, la renommée de tonton Robert n’était pas tout à fait celle d’un homme de grande piété, encore moins d’un bâtisseur de cathédrales ! Si j’en crois ce que m’en racontait mon père, les filles faciles des principaux ports de la Baltique gardent un souvenir beaucoup moins digne des activités de son frère ainé. J’ai du avoir un léger rictus aux lèvres, car le tabellion retira un instant ses lunettes d’un autre âge pour me demander si je voulais bénéficier d’un instant de répit pour me remettre de cette surprenante nouvelle. Je le priais héroïquement de poursuivre. Quelque chose me disait que nous n’allions pas en rester là. 

A la page quinze du testament, j’héritais d’un bar de nuit dans les rues de Macao. Décidemment, oncle Robert avait habilement diversifié ses investissements dans toutes les branches. Il allait falloir trouver une solution : je ne me voyais pas en tenancier de tripot dans des rues sombres d’une cité mal famée, infestée de gangsters asiatiques aux yeux bridés et à la mine patibulaire. Maître Ducourneau éprouva le besoin de s’interrompre pour me faire part de sa compassion. A la page vingt deux, je devenais propriétaire d’une vaste datcha dans les environs de Moscou. La prudence s’imposait devant un tel présent. Les activités d’oncle Robert ne se s’étaient jamais distinguées par leur respect inconditionnel de la légalité. Connaissant son caractère intrépide et le profil peu fréquentable des ses relations d’affaires, je pensais ne pas me tromper beaucoup en faisant l’hypothèse que son pied-à-terre moscovite était un repère de mécréants soviétiques, spécialisés dans toutes sortes de trafics répréhensibles. Je ne me sentais vraiment pas de taille à affronter les seigneurs de la mafia russe. Pour détendre l’atmosphère, j’informais Maitre Ducourneau qu’il faudrait que je retrouve ma Kalachnikov avant de prendre possession de ma propriété. La plaisanterie échappa à son entendement. En abordant la vingt cinquième page, en dépit de son flegme légendaire, Maître Ducourneau connut une baisse de forme. Sa voix devint plus rauque, ses doigts tremblaient un peu devant l’épaisseur du tas de feuillets qui lui restaient à parcourir. 

Ce fut à mon tour de m’inquiéter de sa santé et de lui proposer une pause, qu’il refusa d’un air professionnellement outré. Quant à moi, je m’attendais dans les minutes suivantes à devenir le maître de d’une tribu touaregs ou le patron d’une patinoire municipale au Groenland ! Ce fut pire !  A la trentième page, j’étais le leader incontesté d’un régiment de musique militaire au sein de l’armée du Zimbabwe. Il parait que c’est une charge qui se transmet de façon héréditaire. Sur le front du notaire, des perles de sueur luisaient sous les rayons du soleil couchant qui filtraient entre les tentures rouges des hautes fenêtres qui ouvraient sur la place du Marché. J’étais en train d’imaginer le destin que je proposerai à mon bataillon de joueurs de trompettes quand mon attention fut de nouveau attirée par un léger toussotement de Maître Ducourneau. Nous abordions la page cinquante neuf et je venais d’hériter d’un troupeau de zébus en Patagonie. Le soleil s’était couché depuis longtemps sur la place du Marché, les lumières de la ville scintillaient les unes après les autres. J’étais le maître des vestiges des délires internationaux de tonton Robert devant un notaire éreinté qui terminait cent quatre-vingt cinq pages de lecture testamentaire, le nœud papillon défait depuis la quatre-vingt dix huitième, en bras de chemise, les besicles en bataille, le visage suintant de transpiration et la voix durement éraillée.  En abordant la dernière page, Maître Ducourneau eut un nouveau moment de faiblesse. Il fut pris d’un rire consterné, mécanique et grinçant comme celui d’un dérangé mental. En guise de bouquet final,  juste après que je sois devenu l’heureux propriétaire d’une prison au Vénézuela, mon oncle m’offrait l’intégralité des parts qu’il détenait dans le cabinet de Maître Ducourneau, ce qui faisait de moi le patron d’un notaire malingre et souffreteux qui venait de s’effondrer de fatigue et d’émotion, son nez bourbon directement coincé dans la tasse de thé qu’il s’était fait apportée aux abords de la cent vingt troisième page du testament de tonton Robert. 

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