Une incroyable aventure
Duchemin m’a demandé si je rigolais. Je lui ai répondu que je n’en avais ni l’air ni l’envie. Il en est resté sidéré, puis dans un souffle rauque a murmuré :
- Ça, alors !
Odette est arrivée au mois de janvier dans notre classe de terminale. Si j’ai bien compris, sa famille venait de Tchécoslovaquie, fuyant l’avancée des chars soviétiques. Ce seul haut fait d’armes m’attirait déjà vers elle. Mais il eut pire. Lorsqu’elle fit son apparition dans la classe de français de Monsieur Pierron, nos regards se sont croisés alors qu’elle prenait place dans une rangée adjacente à la mienne et j’eus comme un éblouissement. Même lorsque j’avais fait la connaissance d’Amélie l’été précédent, je n’avais pas connu une telle sensation. C’est dire !
Dès la récréation suivante, je témoignai de mon émoi à Xavier Duchemin, mon compagnon habituel de bordée. Duchemin n’en revint pas. D’où sa stupeur.
Odette était une grande fille maigrelette, efflanquée et vaguement scoliotique. Son visage marqué par les insignes cruels de l’adolescence était particulièrement disgracieux surtout lorsqu’elle ouvrait la bouche laissant entrevoir une dentition inégale et jaunâtre. Ses cheveux, si l’on peut les dénommer ainsi, évoquaient le dos du hérisson ou de la brosse à chiens dents. En un mot, Odette était laide.
Sa démarche se révélait lourde et sans grâce. Les jupes et les chandails informes dont elle s’entortillait le corps finissaient le portrait d’une caricature de féminité dont il y avait, à nos âges, tout lieu de se moquer et non pas de s’enflammer comme je venais de le faire à l’instant même où je la vis.
Duchemin continuait à me faire part de sa stupéfaction alors que nous déambulions dans la cour du lycée et que j’observais de loin l’objet de mon émotion, solitaire et digne.
- Et puis, Odette ! Comme prénom ringard on ne fait pas mieux !
Duchemin ne comprenait rien. Elle aurait pu s’appeler Hildegarde ou Cunégonde que le problème eut été le même.
Les jours suivants, je trouvais le courage de l’aborder. Grâce à sa mère d’origine française, elle parlait notre langue avec aisance et subtilité. Elle me décrit avec talent et sans pleurnicheries inutiles les difficultés de la vie quotidienne dans le pays dont elle venait, les premières entrées de tanks à Prague, les cris de fureur de la population, les traîtrises à la nation. Animé par mes sentiments, je pénétrais d’un seul coup dans les coulisses de la politique internationale.
Son sourire était épouvantable. Je n’avais pas encore remarqué ses socquettes blanches qui retombaient en plis informes sur des sandalettes qu’avait sans doute porté sa mère au même âge qu’elle. Je fus pris un moment de doute : et si Duchemin avait raison ? Il sortait avec les plus belles filles de la classe auprès desquelles Odette faisait office de repoussoir.
Je m’interrogeais sur la raison de mon attraction pour cet être. Un soir d’été alors que nous préparions notre baccalauréat ensemble, je détaillais son profil avec application et je compris. J’étais fasciné par son regard. Un regard comme on n’en voit qu’au cinéma. Translucide, étoilé, diaphane. Lorsqu’elle me fixait, j’avais l’impression qu’elle avait vécu mille vies et qu’elle avait tout compris de l’existence. Sans effort, sans agressivité, elle dominait ses interlocuteurs par la seule force tranquille de son attitude. Sereine et constructive, elle ne montrait jamais aucune amertume de sa disgrâce physique. Parfois, elle en plaisantait la première.
Xavier Duchemin, entourée d’une horde de jeunes filles plantureuses, pulpeuses et aguichantes passait nous voir avec la même mine apitoyée qu’il prenait lorsqu’il devait rendre visite à sa vieille tante carmélite, enfermée dans son couvent.
Chaque fois, il me demandait si j’étais sérieux et je devais réaffirmer contre vents, marées et son entêtement, mon attachement à Odette. Duchemin branlait alors la tête d’un air désespéré :
- Mon pauvre vieux !
Après le bac, nous connûmes deux mois d’une liberté joyeuse. Nous parcourions les musées, les cinémas, tout en conversant intelligemment à partir de nos goûts respectifs. Personne n’osait inviter Odette dans des sorties en bandes si bien que nous nous retrouvions la plupart du temps en charmant tête à tête. Pour Odette, notre couple paraissait être naturel. A aucun moment, elle ne me questionna sur mes motivations d’autant plus que je me montrais particulièrement empressé, notamment dans nos moments les plus intimes.
Un soir de septembre, elle m’annonça abruptement qu’elle allait partir pour un mois et me priait de ne pas chercher la raison de ce départ. Pris de consternation, je me montrais incapable de la retenir et de toute façon je compris rapidement que ce serait peine perdue.
Dans des adieux déchirants, Odette me promit qu’elle serait de retour « très vite ». Je connus néanmoins les trente jours les plus angoissés de ma jeune existence.
A la rentrée des facultés, Odette revint. A son seul regard, je fus certain qu’il s’agissait bien d’Odette. Pour le reste, il y avait de quoi hésiter. Sa silhouette frêle et dégingandée s’était transformée, j’avais devant mois une jeune fille à l’allure déliée et souple. Elle portait désormais une longue chevelure brune et soyeuse qui mettait en évidence ses yeux clairs comme l’aurore et ses joues rosées et sensuelles. Elle était devenue, pour reprendre les termes du vocabulaire habituel de Xavier Duchemin, un véritable canon.
Elle me sourit. Elle avait du faire travailler une légion de dentistes pour arriver à ce résultat extraordinaire d’élégance et de luminosité. Elle me dit :
- Voilà, c’est pour toi !
Je fus par couru par un frisson de terreur. Je compris que j’avais pris en affection son look catastrophique, ses attitudes maladroites, son visage ingrat, et puis surtout ses petites socquettes blanches et boudinées.
Je restai coi et bouche bée, un long moment….
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