Histoire romantique à l’eau de rose qui se finit bien, en plus!

                    

                                               Gaspard

Gaspard Van der Esle en avait pourtant vu et entendu de toutes les couleurs. Chirurgien esthétique, d’origine hollandaise, il était installé dans ce beau quartier de la capitale depuis 10 ans. Il avait redressé des nez, reconstruit des seins, remodeler des derrières dans la « haute » société de la capitale. Mais, personne ne lui avait encore demandé ce que venait de lui exposer la jeune fille assise dans son cabinet.

-« Vous vous rendez compte de ce que vous me demandez ? »

La jeune femme n’eut qu’une réponse :

-« Oui, parfaitement »

-« Je ne peux accepter sans réflexion……rappelons nous dans une semaine »

Elisabeth était une femme de 25 ans. Ravissante. Grande, la silhouette souple et déliée, elle attirait tous les regards. Sa chevelure brune retombait en vagues harmonieuses sur ses épaules au dessin si souple. Une certaine énergie se dégageait de son regard sombre. Son visage fin et délicat ne laissait aucun homme indifférent.

Elle était venue dans ce cabinet avec la ferme intention de s’enlaidir. Elle avait exigé du médecin qu’il lui déconstruise le visage, la poitrine, la silhouette de manière à la rendre la plus quelconque possible.

Gaspard n’en revenait pas. C’était un homme qui aimait l’argent, mais pas à n’importe quel prix. Il se faisait une certaine idée de son métier. Il savait que beaucoup d’hommes et de femmes souffraient de ne pas s’accepter physiquement et en faisaient souffrir leur entourage. Son métier consistait justement à les aider. Mais c’était la première fois qu’il rencontrait une femme qui souffrait d’être belle. Il avait le sentiment de quelque chose de malsain dans la démarche. Il ne pouvait pas détruire un travail aussi bien fait par la nature. Mais il se dit qu’en la renvoyant brutalement, il prenait le risque qu’elle reproduise sa demande auprès de « confrères » moins scrupuleux. Il fallait donc temporiser.

Il insista :

-« Rendez-vous compte, Mademoiselle, c’est très grave… . Prenez le temps de la réflexion. Parlez en autour de vous. Tenez, j’ai un ami psychiatre qui pourrait vous aider. Voici sa carte »

La jeune fille prit congé, le regard têtu, en acceptant vaguement un rendez-vous pour la semaine suivante. A son départ, Gaspard resta un long moment à se demander ce qu’il pouvait faire d’une telle demande. Il fallait que quelque chose de grave se passe pour que l’on pense à se défigurer. La jeune femme lui avait rédigé un chèque. Il regarda pensivement son adresse. Il lui serait facile de la retrouver et de lui parler car il craignait de ne pas avoir été assez convaincant, tant il avait été surpris par la démarche de la jeune femme.

                                               Elisabeth

Dès ses quinze ans, Elisabeth prit conscience que les regards des garçons de son âge s’appesantissaient sur sa silhouette. Gracieuse, ses courbes naissantes plaisaient, émouvaient. C’était agréable car elle était très entourée dès la sortie des classes. Elle ne refusait aucun des petits flirts qui se présentaient, mais elle savait les arrêter « à temps », gentiment.

Ce fut une élève brillante. Diplômée d’architecture, elle avait aussi une passion pour la civilisation japonaise. Elle s’était débrouillée pour apprendre la langue en poursuivant ses études. A force de persuasion, elle avait même fait un stage de plusieurs mois à Tokyo.

Où qu’elle se trouve, elle était examinée, détaillée, déshabillée par des regards masculins. Jalousée par les femmes, elle avait peu d’amies. Au-delà de ses flirts de jeunesse, elle n’avait pas non plus connu de « rencontre » sérieuse. Jusqu’à la fin de ses études, elle était plutôt flattée, amusée même par l’attention qu’elle suscitait.

Le problème se compliqua lorsqu’elle décrocha son emploi actuel dans un grand cabinet d’architectes parisiens. Très rapidement, elle comprit que personne ne tenait compte de ses capacités professionnelles. Ses collègues la draguaient outrageusement. Elle ne pouvait rencontrer l’un deux sans avoir droit à des plaisanteries plus ou moins graveleuses. Son patron, lui-même, ne se privait pas. Il y ajoutait une pointe de condescendance qui l’horripilait lorsqu’il ponctuait ses phrases par « Ma petite…. ». Si elle se mettait en robe, elle ne pouvait pas s’asseoir quelque part sans que mille paires d’yeux masculins se laissent absorber par ses mollets, voire plus haut si c’était possible. Elle avait définitivement opté pour le pantalon. Elle évitait tous les lieux fréquentés de l’entreprise : cafétéria, cantine, salles à photocopieurs etc…. . Bien entendu, elle s’était vue traitée de sauvage et même de pimbêche.

En fait, elle n’avait pas eu à subir d’harcèlement direct. Elle ne pouvait donc pas se plaindre.  Il est probable qu’elle intimidait la plupart des hommes par sa grande beauté défendue par un regard noir et dur. La plupart des remarques masculines étaient des insinuations malhabiles, des invitations muettes, des mimiques esquissées.

  Sur le plan professionnel, elle se sentait prise dans un piège. Chaque fois qu’elle produisait un projet, son patron feignait d’y trouver un grand intérêt. En fait il y trouvait essentiellement celui de se pencher sur son épaule pour respirer son parfum et si possible frôler son corps. Il ponctuait le tout par un solide :

-« Très intéressant, ma petite, continuez… »

Seule sa connaissance du japonais lui permettait de se sentir prise au sérieux. La clientèle japonaise était en effet très convoitée par la profession. A chaque réunion avec des acheteurs nippons, elle était conviée. Son expérience technique et sa maîtrise de la langue en faisaient une interprète idéale. Mais même dans ses réunions, elle sentait bien que sa direction misait avant tout sur son charme physique pour séduire les japonais. Le comble, c’est que ça marchait bien souvent.

    Elle avait fini par se fâcher en rendant un projet dans lequel elle s’était particulièrement investie. Elle éclata lorsqu’une fois de plus, son patron laissa tomber devant ses collègues :

-« Très intéressant, ma petite… »

Enragée, elle lui demanda s’il n’avait pas autre chose à lui dire, s’il se rendait compte du travail qu’elle s’était donnée, s’il attendait autre chose d’elle que des sourires. Silence glacé autour de la table. Le patron, après s’être longuement pincé le nez se déroba :

-« Elisabeth, vous êtes sûrement fatiguée… »

Et puis ce fut tout, elle se remit à traduire du japonais.

                                                           Gaspard et Elisabeth

Gaspard ne parvenait pas à oublier ce « cas ». Il retrouva facilement les coordonnées de sa cliente et résolut de l’appeler. Il fallait qu’il la revoie pour parler sérieusement de son « projet ». S’enlaidir volontairement n’était tout de même pas une volonté courante. Il convenait d’en étudier sérieusement les motivations. Elisabeth était réticente. Elle assura le médecin qu’elle avait renoncé pour le moment et que tout allait bien. Il se fit convaincant et elle finit par accepter un rendez-vous dans une arrière salle de bistrot.

Installé à l’écart des joueurs de tiercé par un après-midi de novembre glacial, il l’attendit près d’une heure. Au moment où il fut persuadé qu’elle ne viendrait pas, elle apparut devant lui. Elle était engoncée dans un large manteau d’hiver, mais Gaspard reconnut tout de suite l’extrême délicatesse de ses traits malgré ou à  cause du froid qui rosissait les joues et le bout du nez.

Elisabeth se raconta volontiers. Sa vie professionnelle était un enfer, mais sa vie privée ne valait guère mieux. Elle ne pouvait sortir au supermarché ou au restaurant sans être fixée. Les hommes l’admiraient de la tête aux pieds. Quand elle s’adressait à un vendeur, elle voyait bien  l’effet prodigieux qu’elle exerçait sur la sensibilité masculine. Le plus souvent, elle voyait le lit s’allumer dans le regard de ses interlocuteurs. Elle en avait plus qu’assez.

Gaspard la revit trois fois dans ce bistrot. A chaque apparition, il comprenait qu’un homme normalement constitué ne puisse pas détacher son regard de sa silhouette ou de son visage. Il comprenait aussi l’exaspération de celle qui suscitait autant d’attention. Il remarqua rapidement qu’Elisabeth ne souriait jamais, ce qui ajoutait une auréole de mystère à ce visage aussi parfait. Décidemment, il ne pouvait se résoudre à l’idée qu’une femme aussi belle puisse être enlaidie grâce à l’art médical. Pour enfoncer les clous, il lui montra des photos de ses « patientes » habituelles avant leur opération. Il les avait choisies parmi les plus impressionnantes. Des femmes au nez trop long, à la peau craquelée, aux seins trop lourds. Elisabeth y jeta un œil distrait. Elle convînt qu’il fallait y réfléchir.

Il ne la revit plus pendant neuf mois.

                                               L’hiver

Pendant tout l’hiver, elle hiberna. Elle ne sortait presque plus de chez elle. Au travail, elle ne sortait presque plus de son bureau. Elle savait que le chirurgien esthétique qu’elle avait vu avait raison et que le projet de se faire défigurer était une folie. Mais elle n’avait plus d’autres horizons. Sa beauté fascinait et elle n’avait aucune envie de fasciner.

Sur le plan professionnel, elle regorgeait d’idées. Au mois de février, un client japonais fit allusion à un concours d’architecture à Tokyo pour un nouveau musée consacré à l’Histoire de l’Art. Elle se documenta et décida de jouer le tout pour le tout. Rapidement démissionnaire de son travail, elle travailla chez elle d’arrache-pied à un projet de candidature. Chez elle du matin au soir, elle sentait protégée des regards et libre de s’adonner à sa passion pour l’architecture.

Son projet ne l’emporta pas. Très déprimée, elle ne quitta même plus son lit pendant plusieurs semaines. Pour toute famille, il lui restait sa mère. Perturbée par les atteintes d’un âge avancé, bien loin des préoccupations de sa fille, celle-ci ne pouvait lui apporter un quelconque réconfort.

Un matin, une enveloppe grise arriva dans sa boite. Postée de Tokyo, elle provenait d’un entrepreneur nippon. Membre du jury du concours auquel Elisabeth avait échoué, il avait remarqué la qualité de son projet. Il souhaitait la faire travailler. Rendez-vous fut pris pour l’un de ses prochains déplacements en France.

                                                           Départ

Au mois de juin, Gaspard Van Der Esle se retrouva avec un bouquet de fleurs entre les mains à l’aéroport. Quand Elisabeth apparut au bras d’un homme, il la trouva encore plus belle que dans son souvenir.

La veille, il avait reçu une carte de sa part lui annonçant qu’elle partait s’installer au Japon.

L’homme était un japonais, grand, contrairement aux idées répandues. La chevelure était rebelle, mais son visage était, par nature nipponne, peu expressif. Elisabeth fit les présentations, reçut avec émotion les fleurs. Lorsqu’elle se retourna vers l’homme, Gaspard surprit une expression inconnue de son visage : elle souriait. Elle s’était acceptée.

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