Qu’est-ce que tu veux faire quand tu seras grand ? (16)

Je veux être amoureux ou guerrier Hun. En amour, aucune femme ne me résistera. Actuellement, je suis un peu handicapé par mes lunettes à grosses montures, mon nez bourgeonnant, mes culottes courtes, mais dès que j’aurai l’âge de déraison, je serai un insatiable amoureux. La carrière me tend les bras. Mauricette, la fille du boucher, me regarde avec un expression éthérée, sucette aux lèvres dès que je rentre dans la boutique de son père, accroché aux basques de ma mère. J’évite son regard pour attiser un peu sa curiosité, mais je sens bien que j’ai en moi cette flamme intérieure qui me prédispose aux plus hautes destinées sentimentales.

Le monde est ainsi fait : il y a les vainqueurs et les vaincus, les exploiteurs et les exploités, les français et les anglais, les blancs et les rouges …. les mecs qui s’imposent à l’attention féminine dès qu’ils pénètrent dans une pièce et les autres qui feront éternellement tapisserie. Je suis de la race des seigneurs !

Pour autant, je respecte les femmes. Je ne serai pas de ceux qui passent avec désinvolture des bras de l’une aux caresses de l’autre. Il faudra que les séparations se passent dans la dignité. Je veux bien crouler sous les succès mais en gardant une certaine élévation d’esprit. Je suis certain que l’on peut aimer de nombreuses fois successivement et même, dans certain cas, simultanément, mais sans tomber dans le vaudeville ou la médiocrité des rendez-vous cachés avec l’une aux dépens de l’autre. Avec une organisation serrée, je devrais y arriver.

Tout en moi est irrésistible. Le physique, je ne dis pas, je peux encore l’améliorer. Au rythme de dix pompes tous les matins, j’envisage rapidement des pectoraux d’acier. Je bosse mon érudition en classe de français : je viens d’atteindre 10,5 de moyenne tout de même, après avoir longtemps stagné à 8. Je cultive le sens de l’humour en apprenant par cœur le récital des blagues de Coluche. Je me tiens très au courant des derniers groupes anglais à la mode, même si je ne comprends pas toujours ce qu’ils disent dans leurs chansons. Bref, j’ai le répertoire complet d’un grand lover. J’ai de la délicatesse avec les filles : je porte parfois le cartable de Mauricette même s’il est lourd. L’Education Nationale devrait agir contre le problème de nos scolioses potentielles. Et puis, le chemin du collège me serait tout de même plus agréable si elle ne se croyait pas obligée d’emporter tous ses livres chaque jour. Mais enfin, c’est l’élégance de mon geste qui compte !

Certains s’étonnent. A douze ans, il est de bon ton de ricaner bêtement devant les filles. On n’est pas encore à l’âge de faire l’intéressant en portant le sac de ces dames. Moi, je ne veux pas être en retard au rendez-vous de mon adolescence. Je dois être prêt à subir les assauts merveilleux de ces demoiselles que je programme autour de ma quinzième année. J’aurais alors déjà de l’expérience et une fine connaissance de leur psychologie.

Dans trois ans, j’aurais l’allure d’un vieux baroudeur. Quand je pense à moi dans ces années-là, c’est l’image d’un guerrier Hun qui me traverse l’esprit. Là où je passerai, rien ne me résistera. Pour ce qui concerne les études, je risque de passer un peu à coté. Mais les guerriers d’Attila n’étaient pas, que je sache, des êtres particulièrement cultivés.

Par contre, j’aurai beaucoup d’activités impressionnantes. L’hiver, je grimperai l’Annapurna à mains nues. Pendant plusieurs jours, la presse mondiale s’inquiétera du sort de mon expédition. Point minuscule sur les parois montagneuses, les spécialistes me verront dans leurs jumelles un beau matin, jaillissant impérialement d’une écharpe de brume en brandissant l’étendard de mon lycée sur le toit du monde.

Il m’arrivera aussi de sauver une personne âgée de la noyade en passant près du canal sur le chemin des cours. Certes personne n’est encore tombé dans ce ruisselet, mais on ne sait jamais, il vaut mieux prévoir. J’ai déjà repéré une longue perche sur la berge. Je la tendrai au noyé éventuel qui n’aura plus qu’à s’y accrocher pour surnager. Aux journalistes accourus de toutes part, je répondrai d’un air flegmatique que je n‘ai fait que mon devoir de citoyen et au journal de vingt heures, le présentateur dira d’un ton ému qu’il y a encore des jeunes courageux. Par les temps qui courent, il ne faut pas oublier d’en parler.

L’été pendant les vacances, je déborderai également de projets grandioses. Après avoir traversé la Mer Noire en pédalo, je pense que je pourrai organiser une excursion dans la forêt amazonienne pour réaliser un reportage sur la vie des guérilleros. Il faudra juste que je prenne garde aux fièvres : dès que je descends dans le midi, j’attrape des champignons ou des maladies malpropres.

Entre temps, j’aurai monté mon groupe de jazz qui enflammera les soirées chaudes dans la pinède d’Antibes Juan les Pins. Je ne sais pas jouer de la trompette, mais, selon l’opinion la plus répandue dans ma classe, je me défends à la batterie en tapotant sur ma table avec mon double-décimètre et ma longue règle pendant les longues heures de permanence.

Au 100 mètres nage libre, je serai sélectionné pour les Jeux Olympiques. Grâce à mon look inimitable, on dira de moi que je suis la nouvelle star de la natation française. Je ferai semblant de me fâcher avec mon entraîneur pour que le monde du sport s’interroge avec anxiété. Serai-je prêt à temps pour les prochaines olympiades ? Moi, un des rares espoirs nationaux de médaille d’or ?

Et puis au jour dit, je serai, une nouvelle fois transcendant en dominant largement les monstrueux américains ou les impétueux australiens. Ma course se déroulera dans un style superbe, venu d’un autre monde.

Tel Attila imposant sa loi barbare à la civilisation européenne, rien ne me résistera et plus j’avancerai, plus les femmes se jetteront sur moi. Parfois, j’aurai comme un lointain souvenir et j’aurai alors une amicale pensée pour Mauricette, qui, n’en doutons pas, aura pris option charcuterie pour réussir le BEP auquel son père tient fermement à l’inscrire dès la fin du collège.

Laisser un commentaire