Un sondeur pointu

Ce matin là, John se lavait les dents. Assidûment, car le dentiste avait dit : assidûment. Surtout les gencives. John savait que ses dents étaient son tendon d’Achille. Lorsque le praticien lui avait asséné cette vérité en retirant son gant et ses masques d’un air professionnel, John avait été pris de panique et accessoirement d’une frénésie de brossage. Devant lui, s’alignait un rayon complet de bains de bouches multicolores dont il se gargarisait dans tous les sens de l’expression. C’est que l’idée de se trouver à quarante cinq ans, dans un petit matin blême ou pas importe, en train de nettoyer son dentier pendant que sa conquête d’une nuit s’étirait mollement entre ses draps, cette idée-là le terrorisait.

L’opération durait donc. Les minutes passées à astiquer sa mâchoire laissaient à John le temps de réfléchir au rendez-vous qu’il avait arraché de haute lutte à Isabelle, ce jour là. La belle lui plaisait : une brune sirupeuse, un nez mutin constellé de tâches de rousseur du meilleur effet, et un regard noir de jais à faire pâlir un fantôme. L’affaire fut ardue : l’objet de son attention n’était pas libre selon ses propres dires. John avait du déployer ses ressources d’hypocrisie les plus affûtées pour la convaincre de l’opportunité d’une rencontre. Justement, l’envie d’une visite approfondie au musée des Arts Modernes le tenaillait depuis longtemps déjà. Les commentaires avisés d’Isabelle, amatrice éclairée en ce domaine, seraient une aide particulièrement efficace pour lui rendre cette étude encore plus fructueuse.

Lorsque la sonnette de la porte d’entrée fit son office de manière stridente, John, courbé sur le lavabo fut pris d’un hoquet et rejeta d’un coup dans le lavabo, l’une de ces nouvelles solutions antiseptiques qui, selon les dires de la pharmacienne Juliette Cisowski confirmée par les messages publicitaires télévisuels, ne devait pas laisser la moindre chance d’intrusion buccale aux plus indisciplinés des microbes actuellement recensés sous nos latitudes.

L’homme qui l’attendait sur le pallier n’était pas peigné. Ou alors dans un style capillaire dont John n’avait jamais entendu parler ce qui ne le mettait pas dans les meilleures dispositions dans la mesure où il se piquait d’être au fait des dernières tendances de l’élégance masculine en fréquentant assidûment le salon de Jordane, le visagiste dont toute la capitale s’entichait.

-          C’est pour un sondage !

L’homme avait la paupière tombante, le regard torve, une barbe approximative, et un sacré talent pour s’introduire chez les gens sans y être invité. Au moment précis où il laissa tomber cette phrase qui sonna comme l’affirmation qu’un interrogatoire allait avoir lieu sans rémission possible, il fixa les yeux, avec un air de dégoût prononcé, sur un point rouge ornant le peignoir blanc de John. Surpris, John suivit le sens de son regard qui le conduisit à une épouvantable tâche rouge sur le revers d’un peignoir hors de prix dont il se revêtait avec élégance les matins de bonne fortune en s’éveillant dans des bras aimés. Enfin… l’espace d’une nuit. Dans la précipitation occasionnée par l’arrivée de l’intrus, une large giclée du bain de bouche préféré de John avait occasionné cette catastrophe.

Les deux secondes et demi pendant lesquelles John constata avec effroi ces dégâts vestimentaires suffirent à l’homme pour envahir son salon, s’installer confortablement sur son divan cuir et ouvrir son ordinateur portable.

- Vous avez une prise ?

Le sondeur venait d’interroger John en tenant béatement à bout de bras le cordon d’alimentation de son computer. Dans le même mouvement, il avisa une alimentation électrique de laquelle il débrancha un lampadaire sans même l’autorisation de son propriétaire, marri d’un tel bouleversement dans ses habitudes matinales.

-          La prise est un peu éloignée, vous auriez pu en avoir une plus proche !

L’insouciance de l’homme sidérait John qui ne releva même pas son reproche à peine voilé sur l’installation électrique de son appartement.

-          Commençons : avez-vous la grippe A ?

-          Euh …

L’homme lui jeta un coup d’œil soupçonneux. Son interlocuteur avait l’air empoté, mais il n’avait pas le nez pisseux. En vertu de son incompétence médicale, il déclara que le sujet était sain :

-          Bon, on va dire que vous ne l’avez pas ! Je vous laisserai ma carte. Dès que vous avez des symptômes, un petit coup de fil et hop ! Je corrige !

John émis l’hypothèse qu’il commencerait par appeler son médecin personnel, le docteur Boulin qui le suit depuis tellement longtemps avec tant de dévouement.

-          On ne va peut-être remonter jusqu’à vos oreillons. Question suivante : êtes-vous affilié à Al-Quaïda?

Le sondeur avança la bouche en cul de volatile et conclut sans même attendre une réponse que la mouvance islamiste extrémiste n’aurait sûrement pas offert à l’un de ses éléments un séjour dans un appartement aussi luxueux.

-          On va dire que ce n’est pas votre genre…

John, très préoccupé par l’état désolé de son peignoir, prit un instant avant de confirmer la déduction de l’homme de science :

-          Non, pas vraiment !

L’homme flatta un instant la verrue difforme qui se promenait sur le coté de sa narine gauche. Le sondé avait l’air particulièrement déstabilisé. En grand professionnel, il lui revenait de détendre l’atmosphère :

-          Je prendrais bien un petit café !

John commença à s’inquiéter en se tordant les mains : non seulement il avait ouvert la porte à un enquiquineur amateur d’Arabica, non seulement il avait ruiné l’une de ses plus belles sorties de bain, mais il était en passe de manquer son rendez-vous avec Isabelle.

-          Ne bougez pas, je vais le faire !

Devant le désarroi de l’interviewé, l’homme avait senti qu’il devait prendre les choses en mains. Des sondés victimes d’un stress maladif au moment de leur interrogatoire, il en avait connus, mais celui-ci lui paraissait particulièrement atteint. En revenant avec deux tasses fumantes dans le salon, il trouva John tournant comme un ours prisonnier.

-          J’ai un rendez-vous ! Vous ne vous rendez pas compte !

L’homme s’était déjà réfugié derrière l’écran lumineux de son portable et commençait à tapoter benoîtement sur ses touches en ayant repris une pose dont il se plaisait à faire ressortir le professionnalisme.

-         Un rendez-vous galant, je suppose ! Je vais noter ça ! Vous comprenez bien qu’une telle information peut biaiser considérablement vos réponses ! C’est très embêtant ! Vous avez pensé à la qualité statistique des résultats ?

Et puis c’est la révélation. : à ce moment précis que le sondeur releva des yeux stupéfaits vers John.

-          JEANNOT ! Jeannot Dumoulin ! Le CM2 de la rue Voltaire !! Tu me reconnais ? Martin ! Matin Dubois !

John comprit d’emblée qu’il venait de croiser la route rectiligne de Martin Dubois, le seul et unique compagnon de l’école élémentaire qu’il fréquenta jadis qu’il aurait aimé ne plus jamais rencontrer. Devant l’avalanche d’avatars qui s’abattaient sur sa route en ce dimanche des Rameaux qui aurait pu être béni des Dieux, John entreprit de calmer ses envies d’assassinat non prémédité.

-          Ecoute, Martin ! Je vais te raconter deux choses …

D’abord, John entreprit posément d’expliquer à son ancien camarade de promotion qu’il avait mis vingt ans à se faire appeler John pour faire américain, et qu’en pleine ascension professionnelle et très proche d’une réussite sentimentale exceptionnelle, ce n’était pas vraiment le moment de l’appeler Jeannot. Et encore moins Martinet, son nom d’état-civil alors qu’il était connu sous celui de Martins dans la Jet Société, qu’il avait convaincue d’avoir à faire à un natif de Los Angeles.

La deuxième chose, c’est que son nom d’emprunt lui permettait d’échapper à l’inquisition fiscale, tout en recevant de la part de l’Etat des aides à l’implantation d’entreprise grâce à la société parfaitement bidon qu’il avait créée par l’intermédiaire d’un bataillon d’avocats particulièrement roués !

-          Mais c’est très intéressant ! Je vais noter ça ! Vous comprenez bien qu’une telle information peut….

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