Qu’est-ce que tu veux faire quand tu seras grand? (15)
Moi, je serai Arsène Lupin ou le Commissaire. Ou alors les deux. Pour un enfant des cités, ce sera une réussite sociale exemplaire. On pourrait s’attendre à ce que je devienne un bandit des grands chemins ou bien, qu’avec mon type basané, mon nom d’outre-mer et mon adresse de banlieue, je finisse dans un gangstérisme urbain de petite envergure, dans des trafics minables ou des vols pitoyables du tiroir caisse de boutiques sordides. Eh bien non ! Quitte à me mettre hors-la-loi, autant élever le niveau !
Je ne m’attaquerai qu’aux riches, avec élégance, distinction et subtilité. Sur le plan des incendies de voitures, je n’allumerai rien en dessous d’un niveau de standing correspondant à la Golf GTI. Ensuite, le lendemain de mon méfait, je prendrai garde à envoyer des fleurs au propriétaire si c’est une femme ou alors une photo souvenir du véhicule parti en fumée, si c’est un homme. J’y adjoindrai même la carte d’un excellent assureur de mes amis qui me reversera une part du bénéfice gagné, bien entendu. On peut exprimer sa colère contre l’injustice sociale, mais il n’est pas interdit de se défouler avec classe !
Sur le plan des conduites addictives, il faut absolument préserver la santé des adolescents de nos cités. D’ailleurs, si on les appelle « quartiers sensibles », c’est bien parce qu’il ne faut pas trop bousculer leurs habitants. J’orienterai évidemment mes commerces de produits illicites à la seule destination de la jeunesse dorée du centre ville. Toujours avec délicatesse évidemment. Lorsque les jeunes gens de la haute société ne pourront plus se passer de me produits, j’enverrai eux parents une liste des centres de désintoxication les plus proches, c’est tout de même la moindre des choses ! Et puis, à leur sortie, ils pourront de nouveau faire partie de ma clientèle habituelle.
J’entretiendrai une équipe d’informaticiens de pointe dont le rôle sera d’aller dénicher dans les réseaux virtuels les mieux sécurisés, les preuves des nombreuses malversations de nos élites : délits d’initiés, trafics d’influences, évasions fiscales… et j’en passe. Ce florilège des exploits individuels de nos plus hauts dirigeants sera évidemment largement commenté par des journalistes accrédités que j’aurai préalablement soudoyés à un niveau plus que confortable. Je ferai en sorte que les articles soient rédigés dans des termes distingués sur la forme et sérieux sur le fond, c’est-à-dire directement documentés par mes services.
Pour financer mes activités, il me faudra un fonds de roulement important. L’attaque des milieux bancaires sera dirigée exclusivement vers les établissements des quartiers d’affaires. Je ne manquerai pas de m’excuser auprès de Madame la Ministre des Finances du dérangement occasionné par quelques intrusions mouvementées dans les coffres-forts de nos grands enseignes financières. J’en profiterai pour publier une liste de ces quartiers que je nommerai « sensibles » selon ma définition. Je diffuserai également largement le noms des titulaires de magots indûment gagnés que mes effractions nocturnes auront permis de mettre au jour Les petites banques où nos familles à revenus modestes déposent leurs maigres économies seront bien entendu épargnées.
Et si tout ça ne fonctionne pas, eh bien, je tiendrai le rôle du Commissaire ! Je serai le Commissaire Lupin, particulièrement peu doué pour retrouver la trace des dealers dans les cités, mais subitement fin limier pour traquer la délinquance en col blanc dans les immeubles de bureaux où les patrons voyous s’imagineront sans doute pouvoir spolier le peuple misérable à l’abri de ma sagacité légendaire.
Lors des interrogatoires de nos jeunes d’origine maghrébine, je ne frapperai ni ne tutoierai personne et prendrai patiemment en compte les arguments qui me seront présentés par les familles ou les avocats. Bien entendu, j’oublierai de traduire en justice tous ceux qui, accablés par la misère, la maladie, l’échec scolaire, le manque d’avenir auront eu quelques velléités de résistance à un système social qui les condamne à une vie de peu dès leur naissance.
Les trafics de substances, les incendies de voitures, les vols dans les magasins sont des activités nécessaires pour les occuper et former leurs esprits à des méthodes d’organisation qui peuvent tout à fait les aider à s’insérer dans une société elle-même fondée sur la violence économique, la rivalité, la loi du plus fort.
Lorsque des émeutes urbaines éclateront dans les banlieues du nord de l’agglomération, je dirigerai avec entrain mes troupes de répression vers le sud où nous interpellerons hardiment tous les messieurs à l’air distingué qui conduiront leurs caniches dans le caniveau dès la nuit venue. Embarqué d’urgence dans nos cars grillagés, il paraîtront menottés et honteux dans mon commissariat où je les inciterai fortement à respecter la propreté de notre ville.
En outre, mon action se montera impitoyable à l’égard des chefs. Des chefs de toute nature d’ailleurs. Patrons, ministres, avocats, fonctionnaires et mêmes ecclésiastiques indélicats. D’ailleurs, si Arsène Lupin voulait bien m’aider dans cette tâche au lieu de jouer les bellâtres, je fermerai les yeux sur ses agissements décrits précédemment.
Pour résumer, le mieux serait que je mène une double vie qui ressemblerait à celle de Docteur Jekyll et Mister Hyde. Ce serait nettement plus simple : je serai Arsène Lupin la nuit et le Commissaire Lupin, le jour. Brigand au grand cœur le soir tombé, défenseur de l’ordre dès le lever du soleil. Mon seul problème sera de trouver le temps de dormir.
En tant que représentant des forces de l’ordre, je me trouverai ainsi parfaitement placé pour escamoter mes méfaits tout en profitant des fruits de mon acharnement à punir la haute bourgeoisie pour ses divers écarts à la morale républicaine. De plus, je pourrai facilement me convoquer à mon Commissariat de façon à mettre en place la meilleure stratégie pour défendre les causes qui nous seraient forcément communes.
Il faudrait tout de même que je n’exagère pas trop dans mes larcins de la nuit. Il ne manquerait plus que les hommes que je dirige me surprennent en flagrant délit ! Avec mes origines africaines, je passerai sûrement un mauvais quart d’heure dans mon bureau !
Laisser un commentaire
Vous devez être connecté pour rédiger un commentaire.