Un retour gagnant
Le retour du Graal se faisait attendre. Le roi Arthur manifestait de plus en plus souvent sa mauvaise humeur. Les chevaliers fidèles vieillissaient autour de la Table Ronde. Lancelot, parti depuis des années, ne donnait aucun signe de vie.
Pour animer la vie à la Cour, les aventures chevaleresques qui enflammaient autrefois les cœurs des jeunes nobliaux se faisaient de plus en plus rares. Les histoires minables de couples déchirés rivalisaient avec les conflits nés de dettes de jeu et d’honneur entre chevaliers adipeux, sales et fainéants. En attendant un miracle salvateur, le roi Arthur se débattait dans des débats domestiques dont la médiocrité entachait son prestige et la légende qu’il entendait construire autour de sa personne.
Les caisses du Royaume étaient vides. Elles ne suffisaient plus à l’organisation des banquets, des tournois, et autres joyeusetés dont ses courtisans étaient friands, voyant dans ces manifestations l’occasion de jauger le degré qu’ils occupaient dans la hiérarchie des seigneurs qui gravitaient autour de la personne royale. De plus la reine Guenièvre, souffrant des atteintes de l’âge, dépensait des sommes folles en parures ou toilettes qu’elle ne portait qu’une seule fois ou en onguents qu’elle faisait venir de très loin pour affermir les traits de son corps et de son visage afin que la splendeur de son regard et de son attitude éblouisse à jamais le cœur des chevaliers toujours aussi attentifs à la moindre attention qu’elle se plaisait à leur porter. Parfois !
L’enchanteur Merlin avait disparu au fond de la forêt. Devenu incapable de transformer le plomb en or, il se contentait désormais de se terrer dans son antre en donnant quelques consultations de spiritisme insensé à certaines nobles dames en quête d’amours scandaleux ou en proie à des doutes insidieux sur la fidélité approximative d’époux oisifs, prompts à courir la gueuse pour se donner l’impression de vivre encore de vertes années. Dans cet ambiance délétère, le Roi Arthur sentit le moment venu de reprendre de la hauteur pour que son règne soit un exemple de dignité et reste inscrit à jamais dans l’Histoire comme une période de gloire, de courage et d’esprit d’aventure.
L’annonce solennelle d’un séminaire de travail consacré aux affaires du Royaume surprit ses chevaliers et ses courtisans. Beaucoup virent là, un dernier soubresaut exaspéré d’un monarque en déclin qui refusait désespérément les affres d’un règne finissant. Ils se trompèrent lourdement. Le jour dit, le Roi Arthur prit place à Table et pria ses chevaliers d’entrer dans la salle du Conseil après les avoir longuement laissé mijoter dans l’antichambre.
La première surprise de ces derniers fut de constater que la Table Ronde avait disparu laissant place à une Table Rectangulaire à la tête de laquelle s’était installé le Roi Arthur. Le symbole ancestral de l’égalitarisme auquel ces hommes étaient si profondément attachés n’était plus. Un nouvel ordre s’installait : on allait voir qui commandait ! Le Roi Arthur, ayant longuement toisé les participants à cette réunion de manière à les inquiéter encore un peu plus à propos de ses intentions, prit enfin la parole d’un ton solennel.
Les affaires du Royaume partaient à vau-l’eau. Tout le monde avait renoncé à la conquête du Graal sous les prétextes les plus futiles : un parent souffrant, une armure à réparer, etc…. Ses services de renseignements étaient incapables de lui donner des nouvelles de Lancelot qui, soi disant, tentait encore sa chance. Il se trouvait peut-être dans une contrée lointaine, alangui dans les bras d’une catin aux mœurs dissolues. Personne n’en savait rien et, de toute évidence, chacun s’en fichait. Pendant ce temps, les chevaliers se pavanaient dans le luxe et l’indolence. Sa femme Guenièvre inaugurait les mariages, les séparations, les fêtes de villages et les jeux de demoiselles dans des toilettes somptueuses et des parfums sirupeux qui sentaient mauvais. Les jeunes gens se détournaient des perspectives nobles et aventureuses de la carrière chevaleresque pour s’adonner à des pratiques affairistes en faisant commerce de plantes exotiques capables de provoquer des rêves euphorisants. Merlin, dans un état de semi-démence, s’était retiré des affaires publiques, se tournant vers on ne sait quelle magie noire d’un autre âge.
En un mot tout allait mal, il était temps que le chariot royal remonte la pente. La première des choses à faire était d’assurer ce que plus tard on appellera le nerf de la guerre, surtout en temps de paix : le renflouement de la trésorerie royale. - Messieurs, j’attends vos propositions ! s’écria le Roi Arthur. Devant ce déluge de compliments, les chevaliers restèrent un long moment dans un état de prostration proche de la léthargie.
Le Roi Arthur dut désigner le premier qui prendrait spontanément la parole. Son doigt majestueux désigna Yvain, l’un de se plus vieux conseillers.
Yvain toussota longuement comme s’il était atteint d’une quinte inextinguible. En réalité, il se laissait ainsi le temps d’imaginer à grande vitesse une réponse, suffisamment travaillée pour justifier sa place auprès du roi, tout en ne s’engageant pas trop dans un problème de finances publiques auquel il ne comprenait rien et qui le laissait complètement indifférent. Pour allonger son délai de réponse, il trempa ses lèvres dans le calice de vin qui se trouvait devant lui en faisant mine d’avoir besoin de calmer sa toux factice. Puis il déclara qu’en effet l’heure était grave et qu’il reconnaissait dans le bilan énoncé par le Roi Arthur, le reflet de sa grande sagesse et l’éclat de la perspicacité de ses vues. A ces mots outrageusement flagorneurs, chacun vit que le Roi Arthur s’impatientait. Yvain dut se livrer un peu plus en proposant d’économiser quelques louis d’or du royaume : il ne donnerait pas la fête somptueuse prévue pour l’anniversaire de son épouse. Juste un petit banquet, suivi d’un minuscule tournoi.
Le Roi Arthur le pria de ton peu amène d’oublier le tournoi et de réduire le banquet à la dimension d’un déjeuner familial. Puis, il se tourna vers le chevalier Mordred qui, en cet instant, faisait semblant d’être fortement préoccupé par le tranchant de la lame de sa dague préférée. Le Roi Arthur connaissait parfaitement le caractère sournois et perfide du chevalier Mordred. Celui-ci ne manqua pas de faire étalage de sa fourberie en félicitant sa Majesté pour cette reprise en mains des affaires qu’il suggérait depuis longtemps. Ah ! Si on l’avait écouté plus tôt !
Pressé par le Roi d’émettre des projets, Mordred caressa longuement sa barbiche noire, fronça son regard d’hypocrite et fit une proposition. Pour redorer le blason royal et argenter la cassette du Trône, le chevalier proposa d’attaquer les royaumes voisins. Les plus petits, car le chevalier Mordred s’en prenait systématiquement aux plus faibles que lui. C’était ce qu’il appelait du réalisme politique ! Et c’est à ce moment précis, alors que le Roi allait fustiger la médiocrité des idées de ses courtisans que la porte de la salle du Conseil s’ouvrit à grands fracas. En dépit de la faible résistance des gardes du palais, un homme échevelé, barbu, harassé par la fatigue et drapé dans une cape à la saleté repoussante fit irruption en tenant à bout de bras un calice, ouvragé de pierres précieuses, dont l’étrange rayonnement lumineux éblouit un instant l’assistance.
Le Roi Arthur se leva prêt à commander qu’on jette l’intrus aux oubliettes quand il reconnut sous ses oripeaux le chevalier Lancelot du Lac qui, comme un vainqueur de tournoi, soulevaient de ses bras puissants le Saint Graal ! A cette vue, le chœur des chevaliers psalmodia d’une seule voix :
- Alleluia ! Alleluia ! Le Saint Graal est là ! Arthur commanda de s’agenouiller devant Lancelot et son trophée. Même Mordred s’exécuta en maugréant de manière à paraître obéissant tout en manifestant son tempérament haineux. Mais à cette heure, les états d’âme du chevalier Mordred n’avaient plus d’importance, le prestige du Royaume venait d’être sauvé.
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