Comme dans le temps

Germain Boulard fêtera ses quatre-vingt dix ans à l’automne. Le ban et l’arrière ban de sa famille sera convoqué. Il faudra que personne ne manque à l’appel. Chez les Boulard, on garde le sens des valeurs familiales ! On ira comme au bon vieux temps dans une auberge au bord de l’eau où Germain avait dignement arrosé la libération de ses obligations militaires. Et puis si cette guinguette n’existe plus, il faudra la ressusciter. 

En attendant, il sort dans la cour de sa ferme pour donner du grain à ses poules rousses qui accourent en caquetant de plus belle. Elles sont toutes nichées dans la carcasse de sa quatre-chevaux rouge vermillon, immobilisée pour l’éternité à coté de son tas de fumier, royaume interdit  de Luigi , le meilleur de ses coqs. 

S’il n’avait pas le souci du confort de ses gallinacés, il roulerait encore volontiers dans son tacot increvable, fruit de ses premières années d’économies au printemps 54. Les automobiles d’alors étaient d’une autre fiabilité que les engins électroniques  d’aujourd’hui ! 

Germain circule aujourd’hui par tout temps sur son vélo. Un vélo de course comme on disait quand il était jeune. Il en est fier : il a été fabriqué par la marque de la bicyclette sur laquelle Louison Bobet a gagné le Tour en 55. Louis, son gendre qui se qualifie de médecin, a émis de légères réserves sur les possibilités athlétiques de Germain. Il n’y connait rien. Ambroise, le grand-oncle de Germain, allait au village à pied jusqu’à 103 ans ! Amélie, sa cousine coupait son bois à la hache jusqu’à son quatre vingt dix huitième anniversaire. 

 

Cet été, Germain montre sa carcasse desséchée et maigrichonne dans un tricot de corps infâme de crasse. Le même depuis 40 ans. Un marcel, comme on disait alors. Le vêtement, qui fut blanc, a perdu toute forme aisément descriptible. Germain s’en fiche : des générations ont travaillé et transpiré dans cet accoutrement. On y est bien plus à l’aise que dans les « tichortes » américains. D’ailleurs, pour Germain, tout ce qui a un nom compliqué est américain. Et tout ce qui est américain est condamnable. Tout irait mieux si l’on s’en tenait aux bonnes vieilles traditions nationales. Avec des mots simples, comme on les apprenait, il y a si longtemps, sur les bancs de l’école. Juste avant le certificat d’étude avec des maîtres que l’on respectait. 

Alors qu’il change la litière de sa truie préférée Mauricette, qui vient de mettre bas une magnifique portée de cinq porcelets, Germain relève la tête et suit du regard la 4 L de Monsieur le Curé qui se rend à l’église en pétaradant. Germain marmonne : les curés de campagne doivent circuler en deux chevaux délabrée. C’est ainsi depuis tant d’années ! L’argument selon laquelle Citroën ne fabrique plus ce modèle est particulièrement spécieux pour notre homme. Ils n’ont qu’à produire un modèle « spécial curé de campagne ». Ce n’est pas difficile. 

Et puis voilà le facteur qui arrive en se pavanant comme un pacha dans sa fourgonnette jaune. Il ne peut pas arrivé en mobylette ou alors en Vespa comme Paulo, qui reste le seul préposé encore digne de son nom, malgré sa disparition malheureuse en 60 ? Pour Germain, tant de confort tuera à petits feux l’ardeur des jeunes pour le travail ! 

Le facteur lui tend une enveloppe par la portière sans même se donner la peine de descendre pour boire un canon comme dans le temps. Quoi ? Un courrier pour Germain ? L’enveloppe ne porte pas la marque de l’administration fiscale comme toutes celles que Germain entasse sur son buffet sans même les ouvrir. Pour lui, à part l’instituteur du village, tout être qui relève du statut de la fonction publique est nul et non avenu. Il regarde l’écriture penchée sur le dos de la missive. Il semble humer l’encre. Et puis, il ôte son béret de sa main libre, gratte les pauvres rides de son front et n’a pas encore pris de décision quant à l’ouverture ou non de cette étrange envoi. 

Soudain, il s’agite, ronchonne et déchire l’enveloppe. Les mots sont calligraphiés d’une écriture longue et souple. Germain a des problèmes de vision. Bien entendu, il a oublié ses lunettes. Il doit froncer les sourcils et approcher le papier de ses yeux fatigués pour commencer à lire et comprendre. Les bras lui en tombent. Comme chaque fois qu’il est perplexe, il marmonne des mots inintelligibles que Mauricette, très occupée à la tétée de ses enfants ne relève même pas. 

Marie ! Marie veut le revoir ! C’est invraisemblable ! La chose s’était déroulée tellement vite qu’il l’avait refoulée au dernier rang ses souvenirs! Il se souvient qu’il avait décidé de ne plus s’en souvenir ! Et voilà, que cet abruti en camionnette jaune lui tend le miroir du temps ! C’était un jour de batteuse, en été, dans les blés murs. Il avait cinquante ans, elle vingt. Elle sentait bon. Elle n’a pas dit non. Une erreur qu’ont ne peut pas qualifier de jeunesse pour ce qui le concerne. Elle, c’était la fille du maire. A l’automne, elle était partie étudier en ville et elle n’avait plus revu Germain. Puis elle était devenue, d’après l’épicière du village, une avocate, une grande avocate. Il parait qu’elle passait à la télé parfois. Germain n’a pas de téléviseur ! Ses aïeux s’en passaient parfaitement ! Et voici que Marie veut le revoir ! Quelle mouche l’a donc piquée ? 

Le lendemain, Germain grommèle toute la journée. Ambroise et Mauricette en prennent pour leurs grades. Les poules sentent la pression monter et se tiennent à carreaux ! Les gens devraient laisser le passé là où il est ! Le paysan sent qu’il est d’une certaine mauvaise foi, lui qui vit dans le souvenir des années 50, ou au mieux 60, mais il s’en fiche. 

A seize heures, Marie descend de sa Mégane : le moteur est tellement doux que Germain ne l’a pas entendue arriver. Lorsqu’il prend conscience de la présence d’un engin d’un vert émeraude rutilant à l’ombre de son tilleul centenaire, il manque de s’étouffer d’indignation. Et puis, il aperçoit Marie qui a déjà mis pied à terre. 

Il s’en veut un peu de la reconnaître par sa silhouette restée si fine malgré ses soixante ans.  Elle a posé un fichu rose sur ses cheveux blancs, Marie. Son pantalon beige à mi-mollet et son tee-shirt blanc lui donnerait presque un air de jeune fille. 

-          C’est moi, Germain ! susurre-t-elle. 

Germain est assailli de pensées qui le dérangent. Outre qu’il n’aime pas qu’on réanime cet épisode peu glorieux de son passé d’homme, il constate qu’il est en train de vivre une de ces situations d’histoire à l’eau de rose comme les aiment ses petites filles ! Bonté divine ! Ce n’est tour de même plus de son âge ! 

Marie s’avance avec élégance. Elle n’a même pas la démarche lourdaude des paysannes des environs. Elle se penche sur les joues de Germain qui ne trouve rien d’autre à dire que : 

-          Mmmpff !! 

Il faut pourtant bien engager la conversation. Il regarde avec commisération le véhicule de Marie. 

-          Ton père avait une Dauphine, ça au moins c’était de la bagnole ! Il l’a gardé quoi… au moins quinze ans ! 

Marie a rejeté ses lunettes de soleil sur son crane comme les stars du cinéma. Germain s’est toujours demandé comment on peut acheter des lunettes et s’en servir de serre-tête ! 

Le regard bleu d’horizon, aux paupières légèrement ternies par l’âge, se pose avec douceur sur sa silhouette décharnée. 

Après une longue et brillante carrière au barreau, Marie vient de prendre sa retraite. Au mot de « retraite », Germain secoue la tête avec dépit. Le concept le révolte, son père et sa mère ont travaillé jusqu’à leur dernier souffle. Marie dit que les temps ont changé et que tout le monde a droit aux loisirs désormais. Germain répond qu’il n’y a pas de quoi s’en vanter et que le travail devrait rester une raison nécessaire et suffisante pour justifier une existence. Comme avant. 

Ils font le tour de la ferme cote à cote. Lentement. Marie s’intéresse, pose des questions. Il s’agace : les gens ne savent rien.de la vie à la campagne.  Mauricette et Luigi sont présentés cérémonieusement. Marie salue avec respect. Elle doit aussi s’attendrir sur le corps décomposé de la quatre chevaux rouge. Et puis soudain, elle trépigne de joie, comme un enfant : 

-          Germain,  j’ai un cadeau pour toi ! 

Il ronchonne encore. Il n’aime pas la nouveauté ou l’imprévu. Si elle lui a acheté un truc moderne, un lecteur d’on ne sais quoi, par exemple, elle pourra le remballer ! 

Marie plonge dans le coffre arrière de sa Mégane et se relève, en vacillant un peu, les bras lourdement chargés d’un petit meuble lourd et peu maniable. Germain ne comprend pas tout de suite, il hésite un instant : qu’est-ce qu’elle est allée chercher ? 

Ce n’est pas possible ! Comment a-t-elle pu le retrouver ? Le vieux poste à galène sur laquelle le grand père de Marie et son père écoutaient Londres en 42 ! 

 

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