Un mercredi soir comme les autres

-          Le 6 ! 

 Le regard de Maurice quitte un instant l’écran pour se porter sur le petit carré gris qu’il triture entre les doigts. C’est bon : il a le 6.  La présentatrice du tirage hebdomadaire a des jambes splendides, une silhouette de rêve, un maintien et un ton très professionnels. Bref, c’est l’être idéal pour vous annoncer dans la douceur et le charme que la Française des Jeux vient de vous rouler dans la farine, comme chaque semaine. En attendant, après un instant de tension savamment entretenue, la seconde boule vient d’émerger de la sphère tournoyante : 

-          Le 43 ! 

Maurice n’a jamais eu beaucoup d’imagination. Il joue toujours le 43, son année de naissance, comme tout le monde. Le problème, c’est que beaucoup de joueurs sont probablement nés en 43, malgré les hostilités d’alors. Deux numéros déjà ! Maurice est  certainement dans une bonne semaine. S’il a un troisième numéro, il va pouvoir rejouer l’argent qu’il vient de perdre sous l’œil goguenard de Lucien le buraliste, qui enregistrera son pari avec un sourire en coin, en lui jurant que, cette fois, il viendra de cocher les numéros de la fortune. Puis Lucien s’esclaffera comme toujours de sa plaisanterie dont Maurice sera obligé de s’amuser pour conserver de bonnes relations.

Lucien aime tous ces désespérés qui ne reculent devant aucun sacrifice financier pour taquiner le hasard. Surtout ceux qui n’en ont plus les moyens. Les études l’ont démontré : ce sont les pauvres qui livrent le plus facilement leur peu d’argent à l’incertitude de quelques boules de billard capricieuses et hâtivement mélangées, sous le regard malicieux et le ton envoûtant d’une nymphette télévisuelle aux jambes si longues ! Maurice n’a aucun doute : ce sont les déshérités qui enrichissent les actionnaires de la Française des Jeux et il participe goulûment à cette œuvre caritative ! 

 -          Le 28 !

 La voix sensuelle vient de livrer son troisième verdict. Cette fois, c’est sûr, Maurice pourra rejouer sans entamer son budget de la semaine. Il se demande pourquoi il joue, Maurice. Si c’est pour miser de nouveau l’argent qu’il vient de gagner, c’est absurde. Comme il est parfaitement déraisonnable de jeter un regard éperdu à cette sphère transparente où gigotent 49 numéros affolés en espérant vaguement qu’elle lui délivrera les clés de la fortune.  Bien sûr, il est endetté jusqu’au cou. Il a acheté cette maison de banlieue et ce petit bout de jardin qui lui donne un air campagnard. Le tout est enserré dans deux villas semblables qui tentent également d’afficher une allure rurale grâce à trois jonquilles et deux jacinthes savamment plantées par deux couples de propriétaires aussi endettés que lui.  Juliette voulait tant avoir l’impression d’être chez elle. Et puis, il a du faire face à tous ces frais annexes qu’il avait sous-évalués, bien aidés dans cette erreur par un constructeur de villa aux discours prometteurs, mais un peu lacunaires. La pose des moquettes dans les chambres, la cheminée romantique, la tondeuse d’un gazon qu’on a tant de mal à faire pousser, la « Maison de vos rêves » n’en avait pas parlé. Maurice se demande parfois dans quel type de logis vit le commercial qui l’a si habilement circonvenu.  Mais Maurice est lucide : le goût du jeu lui vient de plus loin. Ce qui le taraude, c’est la rage d’avoir à se contenter d’une petite vie étriquée en regardant passer le train glorieux et enrubanné des vainqueurs de la vie, arrogants  et fortunés. C’est la volonté de sortir du lot, l’envie d’être désigné par le doigt de la destinée. En un mot, Maurice le sait : il est un frustré ! 

 -          Le 29 ! 

Tiens ! Lucien va faire une drôle de tête. Maurice vient de gagner trois semaines de jeu gratuites. Maurice a l’habitude de jouer au moins deux numéros consécutifs. Cette semaine, il a bien choisi le 28 et le 29. Il a remarqué qu’il n’est pas rare dans les tirages précédents de trouver deux nombres qui se suivent. C’est une observation complètement idiote du point de vue du calcul des probabilités. Les quarante neuf boules ont la même chance de sortir de la sphère. Maurice en a conscience. Mais il n’ignore pas non plus que rien n’est plus indifférent aux joueurs incorrigibles dont il fait partie que les postulats raisonnés de la statistique mathématique et impersonnelle.  Il reste le 4 et le 45 sur le ticket de Maurice. La malchance le poursuit depuis si longtemps. Il n’y a aucune raison que l’un de ces deux nombres sorte de la grande boule. Maurice est un frustré et restera un frustré, il en est convaincu d’avance. Comme chaque mercredi la petitesse de ses perspectives l’oppresse, il tend la main pour saisir sa télécommande et changer de chaîne.

 -          Le 4 !   

La voix vient de s’élever dans le salon de Maurice, chaleureuse et imperturbable. Maurice est pétrifié comme si cette belle femme venait de s’adresser à lui  travers l’écran. Son regard angoissé va du téléviseur à son billet et du billet à son téléviseur. Cinq numéros, c’est un coup d’au moins 1000 euros ! Un mois de traite de la maison ! Un mois pendant lequel Florence Dubois, la chargée de clientèle de sa banque n’attirera pas son attention sur son « léger découvert » !  Le buraliste aux blagues si lourdes va devoir changer d’astuce ! Il voudra sans doute afficher une pancarte pour signaler à sa clientèle qu’il a vendu un billet à cinq numéros gagnants. Comme s’il y était pour quelque chose.  Maurice se sent toujours oppressé, mais pas de la même manière. Le poids lui est descendu du sternum à l’estomac. Paradoxalement, une vague de pessimisme le submerge. Tout ça pour un mois d’insouciance, mais après ? Tout recommencera comme avant. Les petits jeux du mercredi, les remboursements, les sourires convenus de Lucien, les échéances qui continueront de tomber.  Et Juliette qui ne reviendra pas pour autant.

 -          Le 45 ! 

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