Ils l’ont franchi !

 En ce matin de printemps, Marcellus réveille doucement Livia dans la hutte qu’ils partagent au fond de la forêt. Tandis que la jeune fille s’éveille en étirant ses bras fuselés et en ébrouant sa longue chevelure noire, Marcellus s’affaire rapidement pour réactiver le feu qui s’est éteint durant la nuit. Comme un chat aux aguets, Livia se lève souplement. Sa peau sombre et ambrée luit dans la pénombre. L’homme, impassible d’ordinaire, semble agité et soucieux. Livia sait qu’il ne faut pas l’interroger tant qu’il n’a pas décidé de parler.

D’un geste impérieux, il fait signe à la jeune fille de le suivre. Le climat de la région est doux même durant la mauvaise saison. Derrière son compagnon, Livia, vêtue de peaux de castors, ploie sa haute taille pour éviter les branches les plus basses. Sur ces chemins forestiers qu’elle connaît parfaitement, encore étourdie de sa nuit, elle s’étonne de l’empressement inhabituel de Marcus mais le suit comme elle l’a toujours suivi.

La brume ne s’est pas encore levée. En levant le regard, Livia ne distingue pas le sommet des chênes centenaires. Seul le bruissement léger de sa marche légère sur le tapis ocre de feuilles mortes et d’aiguilles de pins trouble le silence matinal. Livia ne perd pas de vue la haute stature de Marcellus qui progresse à grandes enjambées. Comme d’habitude, elle ne sait pas où il a dormi. Peut-être est-il allé avec les loups. Elle sait qu’il a ce pouvoir mystérieux de communiquer avec les animaux de la forêt.

A part ça, elle connaît peu de choses de Marcellus depuis ce jour lointain où il l’a recueillie, bébé abandonné sur les rives du fleuve. Marcellus a élevé Livia dans son antre pendant déjà dix huit années. Il lui a tout appris de la forêt, du fleuve, des plantes qui soignent, des fruits qui nourrissent, des animaux qui protègent lorsqu’on en prend soin. Aujourd’hui, Livia serait capable de survivre, seule durant plusieurs jours, dans cet univers hostile.

Dans le village voisin, on sait que Marcellus est un homme étrange qui cohabite avec les bêtes sauvages, peut-être même parle-t-il leur langage. Il court des légendes obscures sur cet ancien légionnaire, taciturne, fort comme un buffle, qui a élu domicile dans la forêt au bord du fleuve. Mais personne n’a jamais osé aller lui demander des comptes. Parfois, on voit cette jeune fille, à la peau si mate, qu’il a adoptée comme son enfant, se baigner dans le fleuve. Les villageois l’appelle « la louve » : ils en ont peur, on lui prête déjà des pouvoirs magiques et sans doute maléfiques.

Soudain à proximité du cours d’eau dont Livia perçoit déjà le chant, Marcellus se fige, se retourne et lui ordonne de se baisser derrière un bosquet. Livia regarde son protecteur : son visage d’airain dévoré de pilosités, buriné par le temps, semble tendu vers un objectif invisible.

De leur poste d’observation, Marcellus et Livia ont une vue idéale sur la rivière qui s’étale largement entre les douces collines de Romagne et qui s’éloigne au loin, miroir argenté et apaisé, en méandres souples et tranquilles vers la mer dont Marcellus  a si souvent décrit les colères meurtrières à la jeune fille. Les rivages, couverts de champs d’oliviers et de vignes, sont encore perdus dans le brouillard humide de l’aurore. Aux beaux jours, le paysage respire la paix et la félicité. Livia a appris de Marcus à pêcher à la main les truites qui se cachent dans les creux du lit du cours d’eau. Dans cet environnement, la sauvageonne est heureuse.

Livia finit par se rendre compte que le sol frémit sous ses pieds. En tendant l’oreille, elle perçoit enfin le sourd grondement qui inquiète Marcellus et qui domine bientôt le murmure du ruissellement de l’eau sur les galets. Soudain, une écharpe de brume matinale se déchire et une troupe de cavaliers apparaît sur la rive opposée. Des soldats, sans aucun doute. Bientôt, les rayons de l’aube font luire les cuirasses des premiers rangs d’une troupe de fantassins en armes. Puis, Livia écarquillant les yeux, découvre des centaines de soldats à pied alignés à perte de vue dans la plaine. Ils viennent de cesser le martèlement de leur pas lourds en attendant les décisions de leur chef de guerre.

Le silence s’est établi, animé par le seul chuchotis continu des flots du fleuve. Marcellus reste de marbre, mais Livia se rend compte que ses yeux brillent étrangement lorsqu’il dévisage les hommes qui dirigent la troupe. A leur tête, un seigneur de haute taille aux cheveux blancs, sur un étalon noir, domine les autres de son attitude majestueuse..

Tout en maîtrisant sa monture d’une main experte, l’homme examine attentivement le rivage opposé du fleuve. Son regard parait se porter bien plus loin, au-delà de la berge où se cachent Marcellus et Livia. Il ne sera pas difficile de faire passer la troupe. Le cours d’eau présente un gué peu profond devant lui. Pourtant, celui qui parait donner des ordres semble hésiter un peu. Livia éprouve l’impression qu’il sait que le franchissement de ce fleuve marquera son destin.

Puis, le seigneur aux cheveux blancs, se retourne vers ses généraux casqués et semble murmurer quelques mots. Aussitôt, l’armée reprend sa marche. On entend les ordres hurlés par des cris gutturaux et virils. De nouveau le brouhaha, le bruit diffus d’un piétinement massif, les hennissements des chevaux perturbent le doux roucoulement de l’eau.

L’armée traverse facilement la rivière. Les hommes et les bêtes salissent l’onde si claire dans laquelle Livia aime à se prélasser lorsqu’il fait chaud. Les soldats qu’elle voit défiler sous ses yeux lui paraissent des objets mécaniques monstrueux : ils avancent, s’arrêtent, respirent sur l’ordre de leur supérieurs. La plupart progressent en tenant en mains leur pilum, lance de guerre si meurtrière, tandis que leur courte épée leur bat les reins. Leurs regards disparaissent sous leur casque de métal ou derrière leurs boucliers meurtris au combat.

A leur passage, Livia s’aperçoit que Marcellus susurre des mots à voix basse : l’homme se souvient du grade des officiers, de leurs ordres réglementaires, de la dénomination des centuries, du nom de certains centurions peut-être.

Bientôt, les chariots, menés par des bœufs de labour ou des chevaux de trait, transportant les victuailles et les provisions des combattants, se présentent sur la rive. En traversant le fleuve difficilement, leurs roues grincent douloureusement, ploient dangereusement contre les galets, et soulèvent parfois une gerbe d’eau en tombant dans un trou un peu plus profond.

Puis, l’armée s’éloigne vers sa destinée. Il faut un peu de temps pour que le fleuve retrouve sa quiétude après ce charivari. Marcellus n’a pas bougé. Livia comprend qu’il vient de revivre le passé : la vie des camps, la violence et l’autorité implacable des chefs, la cruauté des combats, l’odeur de la mort sur les champs de bataille.

Enfin, son regard s’adoucit en tombant sur le visage enfantin de Livia, puis sur son fleuve qui a repris son cours pacifié. Mais il sait que la fureur des hommes ne se calmera pas. Alors que le Sénat a formellement interdit à son armée de franchir cette limite, il comprend que Jules César et ses troupes viennent de traverser le Rubicon sous ses yeux.

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