Le voleur de phrases célèbres
L’ombre enjamba sans difficulté le chambranle de la fenêtre du salon après avoir découpé habilement au diamant l’espace qui allait lui permettre de manœuvrer l’espagnolette d’une main longue, souple, experte et gantée. La silhouette se glissa à l’intérieur de la pièce sans un bruit.
Comme d’habitude, le voleur avait préparé de façon très professionnelle son expédition. Il avait constitué un dossier complet sur le propriétaire des lieux, un vieil aristocrate terrien qui avait fait fortune dans des affaires d’import-export particulièrement louches, peu utiles à l’économie nationale, mais très juteuses pour leurs protagonistes.
Le cambrioleur, pour l’appeler per son nom, s’était invité par relation interposée au mariage de la petite nièce du châtelain ce qui lui avait permis de disposer d’un repérage très précis des pièces du château. Le vieux se méfiait de tout, surtout des banques. Il conservait une bonne partie de ses titres et liquidités dans un coffre dissimulé derrière un Utrillo de la meilleure époque, pendu au mur de son salon.
L’ombre dont nous parlons travaillait avec une méticulosité minutieuse et une tranquillité qui aurait exaspéré n’importe quel apprenti malfrat. On pourrait même parler de décontraction totale tant elle était sûre de chacun de ses gestes. Les chiens de garde à l’entrée du parc avaient été d’une compréhension particulièrement amicale après s’être partagé d’appétissantes escalopes largement arrosées de produit soporifique. L’homme s’était abonné aux bulletins météorologiques les plus compétents. Il fallait qu’il soit certain que les cieux soient lourdement chargés de nuages noirs pendant les nuits où il opérait.
Le vol fut découvert vers huit heures du matin par Eléonore, la vieille servante berrichonne de la famille. Arnaud de Lardelière, hâtivement vêtu de sa robe de chambre de soie, se désola longuement en constatant le méfait. Sa pauvre voix chevrotante de malheur attira ses labradors, qui prirent des airs faussement apitoyés en observant le désespoir de leur maître depuis le rebord de la fenêtre fracturée.
Le Commissaire Balland fut tiré de ses draps vers neuf heures par un coup de fil du Ministre de l’Intérieur lui-même, qui comptait parmi les meilleures fréquentations du châtelain. Le ton du membre du gouvernement fut hautement déplaisant évoquant tour à tour le laxisme des services du policier, l’incompétence de ses plus fins limiers, et la possibilité d’une révocation à vie dans le cas où le vol de la nuit précédente ne se terminerait pas une arrestation rapide.
Gérald Balland était très ennuyé. Mais chez lui, c’était un état structurel. Il avait une ride sur le front qui lui donnait continuellement l’air las et fatigué même lorsque ses adjoints s’efforçaient de lui conter une histoire désopilante.
En examinant sur place les traces du cambriolage, il fut vraiment, mais alors vraiment contrarié pour la bonne raison que le voleur n’avait laissé strictement aucune empreinte de son passage. Paradoxalement, cette absence de preuve signait le forfait : une telle perfection ne pouvait être que l’œuvre d’Antoine Lupin, le petit-neveu du célèbre Arsène.
Le Commissaire Balland comprit qu’il avait devant lui la confirmation indiscutable de cette hypothèse qui lui taraudait l’esprit depuis l’instant pénible où il avait du quitter les bras potelés et chauds de Marie-Thérèse, son épouse légitime.
L’homme qui se prétendait le descendant en ligne peu rectiligne du célèbre Lupin défrayait la chronique du département et effrayaient les populations redevables de l’impôt sur la fortune depuis plusieurs mois déjà. Il avait emprunté les mêmes manières, peu civiles de son supposé aïeul en y ajoutant une touche de la philosophie chère à Robin des Bois : prendre aux riches pour donner aux pauvres. C’est ainsi qu’à la suite de larcins exécutés dans la discrétion et donc l’impunité la plus gênante pour les forces de l’ordre, un grand nombre de Rmistes et de foyers sans ressources de la ville bénéficiaient régulièrement d’une allocation spéciale dont ils découvraient le montant en espèces dans leurs boîtes aux lettres, accompagné de la désormais célèbre carte de visite du donateur.
Qu’un être aussi habile nargue constamment la police dérangeait fortement Jules Michaud, le Ministre de l’Intérieur, mais en plus, cette façon de contribuer à résorber l’inégalité sociale était d’une impudence insupportable aux yeux d’un gouvernement soutenu par des notables nantis de solides fortunes mobilières et immobilières dont l’objectif premier était d’entretenir une armée de travailleurs faiblement payés donc particulièrement dociles dans leurs entreprises familiales. Jules Michaud avait déjà du trouver plusieurs missions spéciales et inutiles pour recaser des préfets incapables de maintenir un niveau de pauvreté convenable dans le département où sévissait Lupin.
En janvier de cette année là, la presse locale qui s’informait dans les meilleurs salons du chef-lieu s’était largement indignée du fait que tous les enfants de la ville avaient bénéficié d’un Noël très confortable. Il semble même que tous ces bambins aient pu recevoir un jouet ! Les associations caritatives se désolaient de l’incompétence des pouvoirs publics : les soupes populaires et autres distributions gratuites étaient désertées ! Les équipes mobiles chargés de réconforter les SDF par les nuits de grand froid tournaient désespérément à la recherche d’un sans logis. Elles en étaient réduites à proposer des cafés chauds à de riches citoyens qui rentraient tranquillement chez eux !
Il ne savait ni pourquoi ni comment, mais le Commissaire Gérard Balland se dit qu’il allait encore être ridicule
Dans les semaines qui suivirent son intrusion chez le châtelain, Antoine Lupin brisa de nombreuses fenêtres. En espérant le surprendre, on surveillait de vastes propriétés à la campagne, il visitait de luxueux appartements en ville. On pensait qu’il s’attaquerait à la galerie d’art inaugurée récemment par Madame la Préfète, ce fut les bureaux de la société d’import-export gérée par le fils du notaire qui reçut sa visite. Sur la foi de renseignements qu’on supposa précis, le Commissaire Balland crut qu’Antoine Lupin allait s’attaquer à la fourgonnette qui convoyait les fonds de la Banque d’Escompte. Un piège fut été tendu à la sortie de la bretelle d’autoroute. Après deux heures d’attente inquiète, les policiers virent arrivés les convoyeurs en slip : ils avaient été pris à parti dix kilomètres avant le lieu projeté. Un homme les avait prévenu d’un traquenard par téléphone et leur avait conseillé de changer de parcours. Cet homme s’était fait passer pour le Commissaire Balland. Celui-ci avait raison : sa réputation était en train de sombrer dans le burlesque. En mettant les choses au mieux.
La vie se déroulait excellemment pour la population, c’est-à-dire au plus mal pour les autorités. Les travailleurs obtenaient des salaires décents pour se rendre dans les usines et les familles mangeaient à leur faim. On songea à déplacer le Commissaire Balland, mais aucun collègue ne se porta vraiment volontaire pour lui succéder.
Au mois de mars, Antoine Lupin commit sa première erreur. Victime d’un mélange dans les déclarations fiscales dont il se faisait transmettre des photocopies pour sélectionner ses proies, il escalada un balcon d’immeuble pour s’introduire dans le modeste deux pièces d’un Rmiste et y subtiliser ses économies. L’affaire fit grand bruit. On se félicita dans les salons : Antoine Lupin était-il devenu raisonnable ? Allait-il enfin prendre aux pauvres pour donner aux riches ? Comme tout le monde ? Les notables durent déchanter, Lupin rendit son butin en le multipliant par trois.
Pour les directeurs de banque, les grands industriels, les notaires, le conseil municipal et tous les nantis du département, la situation devenaient intenable. Les salariés détenaient désormais un pouvoir d’achat considérable. Il n’y avait même plus moyen pour les hommes qui disposaient d’un pouvoir quelconque de parader dans de monstrueux 4X4 sans se voir immédiatement doublés par un cabriolet du dernier cri, conduit par un smicard ricanant, crinière au vent. Dans les restaurants, même les maîtres d’hôtel les plus rusés ne distinguaient plus la clientèle huppée des clients de bas de gamme et se trouvaient donc contraints d’accueillir avec respect des manœuvres ou même des apprentis qu’ils renvoyaient volontiers au Mac’Do avec un mépris cinglant, quelques mois plus tôt.
En d’autres termes, non seulement Antoine Lupin dérobait les magots mal acquis de la haute société bourgeoise, mais encore, il privait les titulaires de grande fortunes de ce sentiment ineffable, sublime et indicible d’appartenir à une caste privilégiée, enviée et fermée aux communs des mortels. C’en était trop !
Le 25 juin, on vit arriver devant les grilles de la préfecture, une voiture grise aux vitres fumées, dont la calandre était ornée d’une cocarde tricolore. Quand nous disons qu’on vit arriver cet équipage, il s’agit d’un effet littéraire parce que, précisément, aucun habitant n’assista à cette apparition. La population vivait parfaitement heureuse dans une existence matérielle sans souci et une activité intellectuelle enrichie par le temps qu’elle avait désormais à consacrer aux arts. Elle n’attendait donc strictement rien du gouvernement et avait trouvé d’autres occupations beaucoup plus intéressantes que de se précipiter au passage d’un cortège d’officiels venus due Paris.
Pour rassurer la population qui n’en avait pas besoin, l’homme qui descendit de la voiture avait pourtant préparé une phrase virile selon les termes de laquelle la ville serait bientôt nettoyée violemment. Personne n’interrogea l’homme, ne serait-ce que du regard. L’homme repartit donc à Paris, avec ses mots. Antoine Lupin avait encore frappé.
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