Une rencontre en chemin

J’ai rencontré mon pépé sur le chemin. Il partait juste au moment où j’arrivais. Nous avons pris le temps de prendre un verre pour discuter un peu. Il avait l’air soulagé de partir. Il me dit qu’il avait eu une existence passionnante mais qu’à quatre-vingt cinq ans, ça allait bien comme ça et qu’il aspirait au repos éternel.

Pépé chercha à me rassurer : ma famille était respectable. Sa fille, ma mère, avait été élevée dans les principes libertaires que Pépé avait vaillamment défendus en mai 68. Mais, pour autant, elle avait les pieds sur terre. La seule chose qu’il ait à lui reprocher c’est d’avoir épousé un invertébré. Le mollusque en question était mon père sur lequel Pépé ne se répandait pas en louanges et n’entretenait aucune illusion. Mon père, selon lui, était un de ces jeunes blancs-becs comme on les veut et comme on les forme aujourd’hui dans les écoles de management : les yeux rivés sur la courbe de leurs ventes et leur trajectoire de carrière. Leur religion était celle de la réussite professionnelle, les patrons étaient leurs grands prêtres. Les fidèles leur vouaient une admiration divine et grotesque jusqu’à travailler pour eux le week-end et les jours fériés. Pépé s’étonnait même que Papa ait pris le temps de faire un bébé à Maman.

Je lui répondis que tout cela ne me rassurait pas tellement. Mais il savait être convaincant, Pépé. Pour lui, la vie familiale était désormais un épisode anecdotique. L’essentiel se déroulait en dehors des jupes de Maman que je n’avais, soit dit en passant, même pas encore côtoyé.

Il parait qu’il faut commencer par l’école. Pépé rigola : je n’aimerai sûrement pas l’école comme lui. Ou alors si j’aimais, il se ferait du souci. Aussi me conseilla-t-il de prendre la chose avec un certain détachement. Il me vanta longuement son passé scolaire, ses notes catastrophiques, son goût pour les bonnes blagues, la première cigarette qu’il fuma dans les WC du lycée pour marquer sa révolte d’adolescent. Tout ça au final, n’avait guère d’importance, selon lui.

Et puis, après l’école, voire même pendant, j’aurai à rencontrer les femmes. En écoutant Pépé, les yeux en l’air, dire « Ah ! Les femmes », je sus instantanément que cette question ne serait pas simple à aborder. L’Histoire allait me donner mille fois raison. L’essentiel, selon la philosophie de Pépé, était de leur laisser l’impression que ce sont elles qui décident de tout. Moyennant quoi, je serai tranquille me confia-t-il. Le conseil me parut relever d’un certain goût pour la manipulation, mais il m’est arrivé de penser, par la suite, qu’il n’était pas sans efficacité.

La discussion avec Pépé s’éternisait. Pendant ce temps, Maman attendait dans la salle de travail et souffrait probablement un peu. Papa lui tenait la main en ressassant mentalement l’entretien d’évaluation qu’il avait eu la veille avec son patron. Son bilan du dernier mois était un peu maigre. Les objectifs avaient été tout juste atteints. « Il faudrait se reprendre en mains, mon petit ! ». Duvernois avait conclu ainsi l’entretien d’un ton bonhomme, mais avec l’air de celui qui ne le dirait pas deux fois. Duvernois ne se rendait pas compte : en 48 heures Papa avait enterré son beau-père et était sur le point d’assister à la naissance de son fils. C’est tout de même du souci, tout ça !

Si Papa avait su, qu’alors qu’il agitait des pensées les plus noires pour la suite de sa carrière, son fils se faisait expliquer l’existence par feu son beau-père, il aurait sûrement déclanché une explication sévère avec l’Eglise, chargée d’envoyer beau-papa directement aux cieux, d’une part et avec les gynécologues, qui, selon lui, prenaient un malin plaisir à retarder ma naissance, d’autre part.

Mais Pépé reprit un demi : il n’avait pas fini la conversation. Après l’école et les femmes, il y avait le boulot. Pépé avait aussi une opinion très particulière sur ce sujet. Selon lui, l’essentiel était de se rendre indispensable sans se faire exploité pour autant. Pour s’en sortir, il suffisait d’approuver béatement l’avis de son patron, et même de la louanger en termes assez mesurés tout de même pour ne pas avoir l’air trop lèche-bottes. Accéder à la dignité de patron s’avérait un danger du fait qu’on se trouvait à la merci de subalternes trop révérencieux d’une part, et que de toutes façons, il existait toujours un patron du patron d’autre part.

Je faisais alors observer qu’entre l’école, les femmes et le boulot, la vie n’était pas une longue route tranquille. Pépé me rendit l’espoir en me démontrant que c’était une raison de plus pour s’en amuser.

En guise de synthèse, il me prévint que la société me demanderait de l’excellence : il faudrait être bon consommateur, bon travailleur, bon amant… Pour bien vivre, selon Pépé, il fallait résister à ces injonctions et revendiquer haut et fort le droit d’être mauvais quelque part. Il fallait éviter les normes, faire des choses qui ne servent à rien. Il me dit que si les hommes avaient toujours agi dans la rationalité, Denis Papin n’aurait pas sacrifié son mobilier pour découvrir la vapeur. Picasso n’aurait pas peint des trucs sans queue ni tête avant que l’on découvre que son œuvre était géniale. J’essayais de suivre le raisonnement de Papi en dégustant une glace à la fraise, déjà ! J’envisageais donc de me consacrer à n’importe quoi, je ne savais pas encore comment. Papi non plus, mais il me dit que ça n’avait pas d’importance, c’était justement dans cet état d’esprit que l’imagination se développait le mieux.

Je voyais bien dans le regard amusé et la mine jubilatoire de Pépé qu’il avait du beaucoup s’amuser sur Terre, et je me promis de suivre le même chemin.

Dans le même temps, j’entendais les sages-femmes et les gynécologues qui s’agitaient un peu, tout en ayant soin de ne pas inquiéter maman. Papa n’en pouvait plus : il venait de louper un rendez-vous important avec des clients, japonais si j’avais bien compris.

Je dis à Pépé qu’il fallait que j’y aille. Il me laissa son adresse mail, me dit de ne pas hésiter à l’interroger et qu’il me suivrait du regard depuis Là-Haut.

Enfin délivré, je délivrais à mon tour. Maman fut soulagée de sa douleur. A peine dans les bras de la sage-femme, je me demandais déjà comment mettre en application les préceptes de Pépé. Les choses débutaient mal : les infirmières me firent prendre un bain que je n’avais pas réclamé. Puis elles me pesèrent et me mesurèrent : j’étais déjà fiché.

Pour aggraver mon cas, Papa fut soulagé aussi. Plus tard, je compris que chaque fois qu’il était soulagé, il éprouvait le besoin d’engueuler quelqu’un pour évacuer ses craintes. Il m’engueula pour le retard  dont je m’étais rendu coupable. Les médecins ouvrirent des grands yeux quand ils s’aperçurent que j’avais la carte de visite de Pépé entre les mains.

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