Qu’est-ce que tu veux faire quand tu sesras grand ? (12)
Moi, je serai le type qui parle vite ou alors qui ne parle pas. Ça dépendra des jours. Chaque fois que le soleil se lèvera, tout le monde se demandera si c’est un jour où je vais m’exprimer ou alors si j’ai envie de me murer dans le silence pendant vingt-quatre heures. Je ne le saurai moi-même qu’au dernier moment. Ce sera comme ça, ce sera ma nature. Rebelle et imprévisible, ça devrait plaire aux femmes.
Lorsque je bavarderai, il faudra que mon débit de parole soit comparable aux flots tumultueux du torrent de la montagne. Parler vite, ce sera une obligation parce que, dans mes bons jours, je serai animateur de radio. De radio pour jeunes évidemment, je n’envisage pas d’animer les soirées de maisons de retraite. Les animateurs de radio pour adolescents parlent à toute vitesse, il suffit de les écouter pour s’en rendre compte. Ils sont payés au nombre de mots par minute. Mon père affirme qu’on ne comprend rien à ce qu’ils disent. Peut-être mais enfin, c’est le style jeune et, de plus, c’est probablement fait exprès. Bien évidemment au-delà de 35 ans, on ne comprend rien.
Je m’entraîne dur pour parler aussi rapidement. Je bute souvent sur les mots. Une bonne technique consiste à ne pas prononcer toutes les syllabes ou alors de mettre d’autres sons à la place de ceux qui gênent l’élocution. Quand le mot est trop long, il ne faut pas hésiter à le tronquer. Et puis, il faut perdre cette habitude d’articuler, ouvrir la bouche trop fortement fait perdre un temps fou.
Quand je serai suffisamment connu à la radio, je passerai animateur à la télé. Alors là, non seulement il faut discourir comme une flèche qui serait dotée de la parole, mais encore il faut rire. Plus exactement, il faut inviter un grand nombre de gens célèbres autour d’une table dont le rôle sera de rire. Je les interpellerai, ne les laisserai pas me répondre, quelqu’un d’autre m’interrompra, je continuerai à parler. Plus personne ne s’entendra et à un moment donné, un signal magique interviendra qui obligera chacun à s’effondrer de rire, ce qui fait que, non seulement, le téléspectateur n’aura pas pu suivre le laïus des invités, mais encore, il n’aura pas la moindre idée du motif de l’hilarité générale. Si l’on ajoute à cette cacophonie, les applaudissements d’un public trié sur le volet et chargé de rire quand on lui dira de s’esclaffer, je pourrai, moi aussi, réussir une émission complètement inaudible. Pour faire monter l’audimat, je pourrai quand même laisser passer quelques histoires plutôt polissonnes, très courtes, qui déclencheront évidemment des flots de rigolades les plus vulgaires possible. J’ai un copain dans la classe qui a les mêmes idées que moi. A nous deux, nous allons mettre en place un concept complètement décadent.
Je ne suis pas encore au sommet de la communication incompréhensible, mais je progresse en parlant avec mon voisin de classe Moresco. Moresco souffre d’une grave lacune, il est le premier dans toutes les matières et en plus, cerise sur la tartine, il pense beaucoup. On dit même qu’il aurait beaucoup d’idées. Généralement, à en croire certains adultes, ses réflexions sont non seulement intelligibles lorsqu’il les énonce, mais de plus, elles révèlent une maturité particulièrement précoce. Ce n’est pas mon style, mais le style de Moresco est idéal pour m’entraîner à ne pas laisser parler des intellectuels. Lorsqu’il exprime des raisonnements que j’ai du mal à suivre, je le coupe et je place un des monologues à grande vitesse dont j’ai le secret. J’embrouille Moresco qui ne s’y retrouve plus dans sa démonstration et je sauve ainsi la face. Moresco devrait se contenter de me passer les solutions de maths par écrit, ce serait plus simple pour tout le monde !
Les jours où j’aurai décidé de ne pas parler, je ne ferai évidemment pas de radio. Encore que deux heures de silence sur les ondes, personne n’a encore osé essayer. Je suis sûr qu’on trouverait des sponsors pour financer un projet aussi stupide, il suffit de bien le présenter. Il faudra que j’en parle à RTL ou plutôt à une radio de jeunes qui n’aurait pas peur de l’innovation.
Je m’habitue donc aussi à être complètement silencieux. Inévitablement ma mère s’inquiète soupçonnant une nouvelle maladie ou alors une mauvaise farce. J’ai remarqué que les gens qui parlent peu passent pour réfléchir beaucoup. A condition de se taire en prenant l’air intelligent, bien entendu. Mais il est vrai que le silence seul risque d’être ennuyeux surtout pour celui qui le produit ! Je vais expérimenter une nouvelle idée qui vient de me traverser l’esprit.
Je me mettrai un post-it sur la poitrine pour indiquer la nature de mon silence. Un jour, mon silence serait « méditatif ». Je porterai donc un petit carré jaune qui indiquera cet état de ma pensée. Comme je serai une grande vedette de la télé personne n’osera me déranger évidemment. Tout le monde croira que je suis à la recherche d’idées encore plus inintelligible que les précédentes.
Un autre jour, mon silence sera étiqueté « romantique ». Je me promenerai dans les jardins publics avec un regard lointain et mouillé en soupirant avec tristesse et langueur. Pour draguer, on ne fait pas beaucoup mieux. Les femmes que mon cas intéressera vivement, me tourneront autour, c’est sûr !
Parfois, j’aurai le silence « agressif ». Mon regard sera noir, mes sourcils froncés, ma tignasse en bataille. En plus, je pousserai quelques grognements insupportables lorsque l’heure du déjeuner arrivera. Mon entourage aura peur et sera impatient de retrouver un jour où je parlerai vite. C’est nettement plus sécurisant.
Finalement, je suis sans doute un être paradoxal. J’aime bien le silence. Je peux faire le point avec moi-même. Mais il faut que je fasse attention, mes parents me conseillent un peu trop souvent de faire une cure dans un Monastère pour assouvir mon intérêt pour le monde des taiseux. C’est le seul moment où je reprends immédiatement mon langage accéléré avant la fin de la journée pour qu’ils ne mettent pas leur menace à exécution.
A ce moment-là, ils ne comprennent toujours rien à ce que je dis, mais je vois qu’ils poussent un soupir de soulagement puisqu’ils retrouvent leur rejeton dans un état jugé normal selon les critères d’aujourd’hui.
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