Un conférencier dans la mélasse

Pour « Louis XI, un roi doué et roué », il avait réuni quinze auditeurs. Trois étaient partis avant la fin. Deux s’étaient endormis. Cinq avaient passé leur temps à regarder leurs téléphones portables. Un autre avait rédigé son courrier.

Pour l’Ouzbékistan, « A la recherche des contes des milles et une nuits », il avait battu son record à la salle des fêtes de Pont-sur-Yvette : vingt-huit spectateurs dont une classe de troisième, attirée par la connotation sensuelle du titre de sa conférence.

De quoi faut-il parler pour intéresser les gens ? Non, mais de quoi faut-il donc leur parler ? Il n’allait tout de même pas commenter le championnat de Ligue 1 !

Lucien est frappé d’une idée : il va faire un exposé sur le caramel. C’est important le caramel ! On parle toujours des bêtises de Cambrai du nougat de Montélimar ou du calisson d’Aix ! On a l’impression qu’il faut que les confiseries soient attachées à un terroir pour être délicieuses. Mais le caramel est universel. Il est de n’importe où le caramel ! Bien qu’on ait tenté de se l’approprier du coté d’Isigny ! Lucien va brillamment démontrer que contrairement au trou, le caramel n’est pas normand ! C’est d’ailleurs bien dommage pour lui. Le caramel souffre d’une renommée insuffisante justement parce que sa notoriété dépasse toutes les frontières. Le caramel n’a pas un air de pays provincial comme la crêpe bretonne !

Il intitule déjà son exposé « La révolte du caramel ». Normalement, il devrait intéresser tous ceux qui ont envie de vivre leur rébellion contre la société à travers les mésaventures du caramel ! Ça devrait faire du monde, ça !

La définition d’abord. Il faut commencer par expliquer ce dont on parle, pour un conférencier c’est très professionnel. L’image du caramel dans le peuple doit être revalorisée. Le caramel est une substance aromatique. Le caramel sent bon ! C’est une vérité à rétablir ! Le caramel est obtenu par la fonte du sucre. Le caramel, ce n’est rien d’autre que du sucre. Lucien entend déjà les « oh ! » de mes admirateurs fascinés par cette découverte ! Le caramel est donc doux. Le caramel sent bon et est doux ! Peu à peu, la salle se remplit de citadins attirés par la fine odeur qui s’échappe des portes de l’amphithéâtre où je pérore.

Devant le miroir ébréché de sa pauvre chambre d’hôtel provinciale, Lucien a la main sur le cœur, le geste emphatique, il cherche à se pénétrer peu à peu de son sujet.  Que dire de plus ? Par extension le mot de caramel désigne cette merveilleuse petite confiserie d’aspect brunâtre qui colle si malicieusement aux dents ! Notez néanmoins, chers auditeurs, que cette adhérence qui vous taquine si joyeusement les molaires est obtenue par l’adjonction d’un corps gras à la substance proprement dite du caramel mou ! Si bien que la dégustation immodérée du caramel dans son état de bonbon vous conduira inéluctablement chez le dentiste d’une part et à l’obésité d’autre part !

Comment fait-on du caramel ? C est très simple, chers amis ! Après une dure journée de labeur, à l’heure des émissions débiles de votre chaîne préférée, vous pourrez vous rendre dans votre cuisine et faire fondre vous-même dans une plat adapté une poignée de sucre acheté le matin même chez votre commerçant habituel qui vous regardera d’un œil soupçonneux. Il sait lui, que le sucre est toujours la première denrée stockée par les particuliers en cas de grands cataclysmes humains. En outre, si vous éternuez au moment du passage en caisse, il sera persuadé que la grippe du siècle a envahi son épicerie !

Lucien a élevé la voix crescendo. L’index de la main droite est levé, la main gauche se tend vers son auditoire imaginaire comme pour le prendre à témoin de cette extraordinaire révélation.  Il s’égare ! Revenons au caramel. Savez-vous que le mot se dit de la même façon en anglais et caramello en espagnol ! Quelle bizarrerie ! Et que le terme a donné naissance au verbe « caraméliser » ! Avez-vous déjà essayé de décliner ce verbe à tous les temps de notre grammaire. C’est hallucinant ! A la troisième personne du pluriel de l’imparfait du subjonctif le mot atteint la longueur de quinze lettres : qu’ils caramélisassent ! Incroyable ! Lucien le dit haut et fort : les médias ont tort de sous-estimer la puissance du caramel.

Lucien sent d’un coup la fatigue tomber sur ses omoplates. Il comprend  qu’il délire.  En tant que spécialiste reconnu de l’histoire du quinzième siècle, il sait que ce soir devant la Société des Gens Savants de Sainte-Geneviève-en-Brie, il doit analyser la stratégie géopolitique de Louis XI avant et après le traité de Péronne. Pendant un instant, il imagine, Charles le Téméraire et Louis se regardant férocement de part et d’autre de la table de négociation en mastiquant un caramel mou qui adhère traîtreusement à leur palais. La face du monde aurait pu en être changée !

Dans la ruelle mal pavée qui mène au lieu du rendez-vous, la nuit est tombée. Il fait froid. Lucien relève son col frileusement et presse le pas. Il est en retard et manque plusieurs fois de glisser sur le pavé mouillé. Il peste : dans ce pays perdu, les chaussées sont dans un état lamentable.

Soudain, un bruit d’enfer. Une cavalcade d’enfants résonne au loin. Un homme aux joues bariolées de rouge surgit devant lui. Avec son pantalon à carreaux trop grand, mal retenu par des bretelles informes, il est comique. Il court maladroitement en levant des pieds gigantesques. Des caramels s’échappent de la poche de son vêtement aux couleurs chamarrées. La horde de gamins hurlants se jette à terre pour happer la délicieuse confiserie tandis que le clown blanc et triste du cirque voisin s’éloigne à grandes enjambées.

Voici qu’une fine odeur de brûlé assaillent ses narines. Derrière un volet entrouvert, une commère prépare un soufflé enrobé de caramel. Il s’approche de la fenêtre. Des hommes en armes ripaillent en braillant à gorge déployée et en buvant plus que la raison ne le tolère. La garde rapprochée du Téméraire et les hommes d’armes du roi Louis se sont acoquinés pendant que les grands de ce monde règlent leurs compte.

La matrone dépose son dessert au milieu des soldats. Les rustres profitent qu’elle ait les deux mains occupées pour la taquiner hardiment. Puis leurs narines frémissent, comme le museau de chiens affamés, sous le charme des effluves douçâtres du coulis blond et sirupeux dont la ribaude a su décorer son entremets.

Soudain, Lucien doit décoller son front de la fenêtre. Voici qu’il est attaqué par un essaim de caramels mous. Il hurle en vain, s’enfuit, agite les bras en tous sens pour se défaire de cette matière monstrueuse. Déjà des plaques viennent se coller à son nez, ses joues, sur le dos de ses mains !

Et puis, un tilt curieux et régulier lui titille le creux de l’oreille. Un léger brouhaha qui ressemble à une conversation. Est-il tombé aux mains du monde monstrueux des confiseries à formes humaines ?  Quelle mouche l’a piqué de vouloir quitter son domaine de prédilection pour se mettre à parler de caramel ?

-          Il se réveille !

Les yeux vert d’eau de l’infirmière qui se penchent sur son visage lui rappelle le lointain souvenir d’un flirt d’étudiant. C’était Sylvette, qu’est-elle devenue Sylvette avec ses longs cheveux d’or ?

-          Comment vous sentez-vous, Monsieur ?

Hagard et inquiet, Lucien se dresse a demi dans cette salle éclairé d’un néon faiblard et sale, réservée aux urgences. Un violent mal de tête l’étourdi. De la main,  il sent désormais le bandage qui entoure son front. Il s’est cogné la tête contre le pavé, c’est sûr !

Il explique qu’il doit se rendre à sa conférence. C’est important, on doit l’attendre encore. L’infirmière lui demande s’il se roule souvent dans la boue en hurlant « Saleté de confiserie ! » avant ses interventions.

Laisser un commentaire