D’un geste las, Gus soulève les fleurs du rideau de la fenêtre de sa cuisine. Tous les jours, à la même heure, il observe longuement la devanture du magasin d’optique qui s’est installé à la place de son Café. Le regard doux d’une belle femme, mis en valeur par une paire de lunettes à la monture translucide, rayonne à l’endroit où il avait l’habitude d’afficher les résultats du Racing Club. Chaque jour, il se remémore ces matins brouillardeux où les hommes venaient se réfugier dans la chaleur de son bistrot avant de partir à l’usine.
Dès sept heures, le bar était occupé. Dans la fumée des mégots déjà calcinés, le sifflement du percolateur, le brouhaha inaudible des conversations, on se saluait d’une bourrade rugueuse, on maugréait contre le temps, les évènements, le gouvernement, la vie.
Sur le zinc, des ballons de rouges voisinaient avec des verres de pastis, très tôt le matin. Des canadiennes bourrues et des manteaux rapiécés se serraient et se tenaient chaud.
Dans la cohue informe, une voix s’élevait parfois pour héler le patron. Dans la salle Bernadette, s’activait. La jeune bonne ne comptait pas sa peine. Elle connaissait les uns et les autres et ne faisait plus guère attention aux plaisanteries lestes mais bon enfant des jeunes ouvriers qui la taquinaient jovialement.
Le père Joseph s’installait le premier, dès l’ouverture, sur le guéridon qui lui était réservé en terrasse, près du portemanteau. Les habitués se relayaient pour payer ses consommations. Lorsqu’il faisait trop froid Gus l’autorisait à coucher dans la salle du fond. Parfois un client, laissait discrètement au patron un vêtement, une boite de conserve, un peu d’argent à l’attention de l’homme décharné par la vie.
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