Un vrai cauchemar

Pendant onze mois, j’avais enduré Martinaud. La direction avait mis au point un projet de performance qu’il s’empressait de nous faire appliquer avec un vrai sadisme. Ses réunions de comptes-rendus hebdomadaires s’étaient peu à peu transformées en procès permanents de nos états de services. Plusieurs avaient craqué et se retrouvaient à la rue ou ailleurs, mais en tous cas, en recherche d’emploi. Même Duchemin ne faisait plus d’humour. Moi, non plus.

Marie m’avait durement reproché ma déprime, puis était partie. Elle ne supportait plus mes jérémiades et mon manque de combativité. J’étais selon ses termes charmants une vraie lopette. Et puis, insulte suprême, je ne la faisais plus rêver.

En juin, je nourris le fol espoir de ne pas revenir de mes congés, tout en sachant qu’à cinquante quatre ans, je n’avais pas d’autre avenir professionnel que de retrouver le sourire satisfait et méprisant de Martinaud en septembre. Sauf si…

L’actualité me donna une idée. Ce genre d’idées incongrues qui viennent à ceux qui n’en ont plus d’autres. Sauf celle de tout larguer.

Je décidai de partir en Afrique, le continent du début et des fins. Mon choix se porta sur l’un des hôtels les plus sordides des quartiers mal fréquentés d’Abidjan. La préposée de l’agence de voyage attira mon attention sur l’aspect un peu simple de l’hébergement que j’envisageai.

A mon grand soulagement, elle avait raison : je ne suis même pas sûr que la mansarde dont j’ai chèrement payé la location, soit qualifiable de chambre d’hôtel.

Je n’ai pas hésité à me montrer partout où il est imprudent de se pavaner et à laisser mes économies dans les bars les plus louches. D’après mes renseignements, j’ai toutes les chances de me faire enlever par des groupes incontrôlés, composés d’exaltés, saouls du matin au soir. Personne ne donnera un euros à ces êtres pour me récupérer : je n’en reviendrai jamais.

Ce soir, le « Bar des amis » n’a rien de chaleureux malgré la sueur qui colle les chemisettes à la peau. Dans un abri misérable dont l’infrastructure précaire défie toutes les normes de sécurité les plus dérisoires, les autochtones se pressent au son d’une musique locale approximative qui s’échappe d’enceintes déficientes et quasiment inaudibles. Les tee-shirts maculés de graisse enlacent des boubous multicolores ou des chemisiers largement décolletés.

Un tréteau mal ajusté sur des supports branlants fait office de bar derrière lequel un noir musclé s’agite. Une odeur infecte ma torture les narines. Le vacarme m’explosent les tympans : des cris hystériques ne couvrent pas des rires énervés ou des engueulades musclées. Le train-train habituel : des voleurs volent, des trafiquants trafiquent, des types s’enivrent, des filles se vendent.

Je jette un oeil circulaire. Au-delà de l’espace mal éclairé où les hommes et les femmes se gargarisent d’alcool, de substances illicites ou d’histoires salaces, des silhouettes sont assises dans la pénombre. La plupart de ces êtres asexués ont emmaillotés leur obésité maladive dans des accoutrements immondes et misérables. A leurs postures affalées, leurs traits lourds, leurs regards exorbités, je comprends qu’ils sont bourrés de coke, partis dans des voyages lointains, inaccessibles et lugubres.

Au bout d’une rangée de panses ventripotentes, mon regard se fige sur un chapeau de paille comique en un tel endroit. Et puis, l’évidence explose : ces joues couperosées, ce nez épaté et ce menton galochée. C’est l’infâme faciès du seul être de l’être dont je suis venu me débarrasser : Martinaud.

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