Qu’est-ce que tu veux faire quand tu seras grand ? (5)

Moi quand je serai grand, je serai en retard. Il existe plusieurs façons d’être en retard. En gros, on peut dire qu’on peut distinguer deux catégories de retardataires : ceux qui ont laissé passé l’heure par mégarde et ceux qui le font exprès. J’ai testé les deux registres : dans les deux cas, l’effet final est assuré.

L’année dernière, j’ai fait ma première communion. Le jour dit, j’étais pourtant pétri de bonnes intentions. La veille au soir, ma mère avait soigneusement préparé mes vêtements de cérémonie à coté de mon lit. Mes chaussures, pour une fois, avaient été astiquées. Le fameux brassard blanc qui devait signaler à l’attention de l’assistance les héros de la fête, reposait délicatement sur le dossier d’un fauteuil.

A mon réveil, le brassard avait disparu. Panique dans la famille, recherches vaines dans les armoires, sous les lits, dans les commodes. Jusqu’à ce que mon père comprenne que Pompom, la chatte de la maison s’était emparée de l’objet sacré jusqu’à l’entraîner dans sa couche qu’elle estimait sans doute manquer de confort. Elle avait passé la nuit mollement pelotonnée sur l’insigne qui devait me distinguer tout au long de cette journée.

Il fallut débarrasser l’objet des poils du félin. Je pénétrai donc dans l’église, sur la pointe des pieds, largement après le début des débats. Mon arrivée allait rester dans les annales de l’évêché. Alors que l’Abbé Péruchet qui avait passé les six dernières semaines à mettre au point l’ordonnancement millimétré de la cérémonie avait entamé un sermon de haute tenue spirituelle sur l’entrée dans la vie de ces jeunes âmes sans tâches, j’essayai de me glisser comme je pouvais à ma place en bousculant une rangée de congénères qui ne purent s’empêcher d’amplifier le dérangement que je causais en criant « Aïe », « Ouïe ». Je m’arrangeai tout de même pour écraser au passage les tarses et métatarses du grand Pierrot en souvenir des crocs-en-jambe dont il m’avait gratifié lors de notre dernière partie de foot.

De l’assistance pieuse, s’élevèrent des « chutt !! » irrités tandis que dans l’autres travée, réservée aux filles en aube blanche, des rires étouffés de gamines s’échappaient sans beaucoup de  retenue. 

Du haut de sa chaire, le visage du père Péruchet avait viré au cramoisi tandis que ses yeux globuleux s’apprêtaient à sortir de leurs orbites et à sauter par-dessus ses montures de lunettes. Il m’aurait volontiers tordu le cou à distance si Dieu lui en avait donné le pouvoir.

La première conclusion que je tirais de cette triste aventure, c’était que pour se faire remarquer en société, il convenait d’être en retard.

Je vérifiais cet axiome quelques temps plus tard. J’avais eu l’autorisation de me rendre à ma première surprise-party chez Bernadette, ma voisine et néanmoins amie qui fêtait son douzième anniversaire.

Un dimanche après-midi, nous nous trouvions une quarantaine du même âge à nous trémousser comme  nous pouvions,  depuis une heure déjà, dans le garage du père de Bernadette entre le vélo de son petit frère et la tondeuse à gazon de son géniteur. La musique ringarde, l’atmosphère glauque n’incitaient pas à la débauche. Je m’ennuyais à mourir dans cette ambiance coca-cola et jus de fruit. Personne ne s’intéressait à moi.

Soudain la porte de l’abri coulissa, la lumière du jour s’invita, cruelle pour les regards et malgré le contre-jour qui rendait sa silhouette encore plus mystérieuse, l’assistance reconnut enfin le Grand Pierrot. Sous le vivats et les hourras, il soigna son entrée. Acclamé comme un héros, submergé d’embrassements féminins, il fut porté en triomphe jusqu’au bar tandis que je rongeais mon frein et un biscuit cuiller infect. Le Grand Pierrot avait apporté un pack de bière blonde : il se servit royalement le premier. Il siffla une première canette en prenant l’air décontracté devant un bataillon de filles qui se pâmaient d’admiration. Puis il invita les courtisans dont il estimait la stature assez virile et les flatteries assez basses à le suivre dans son délire alcoolique.

Depuis ce jour, je me suis inscrit dans l’esprit, comme un principe de vie, la nécessité d’apprendre à être en retard. Mes premiers essais au collège ont été assez mouvementés et suivis de conséquences fâcheuses sur mon carnet de notes. Mais j’ai l’impression que je vais rapidement devenir un spécialiste.

Le problème quand on veut être en retard, c’est de trouver une activité dans laquelle vous vous trouvez plongé inopinément et qui vous occupe tellement l’esprit que le temps défile à votre insu. Je ne peux tout de même pas continuer à faire plusieurs fois le tour du collège en attendant de dépasser largement l’heure de l’entrée en classe.

Boudu, mon voisin de classe, m’avait fourni un début de solution. Lorsqu’on arrive vingt minutes après le début de quelque chose, il est indispensable, selon lui, de prendre l’air essoufflé dans un premier temps, puis d’expirer douloureusement dans un second temps :

-         Excusez-moi, mais avec toute cette circulation, vous comprenez….

En général, les autres ne comprennent rien, mais ils font semblant.

J’ai testé la technique de Boudu pour argumenter mon arrivée avec trois-quarts d’heures de retard en cours d’anglais, mais Mademoiselle Johnson, avec son air revêche des grands jours, s’est étonnée qu’à mon âge j’aie pu conduire un véhicule qui se soit trouvé pris dans un embouteillage monstrueux.

Selon Boudu, je m’y suis mal pris. Son père, travailleur assidu aux Archives Municipales, lui a inculqué des principes très stricts : lorsqu’on a du mal à être à l’heure, il faut commencer par déculpabiliser ceux qui se sont donnés la peine d’être exacts. Il faut dire :

-         Excusez moi du retard, vous avez bien fait de commencer sans moi !…

J’ai expérimenté la nouvelle idée de Boudu avec Girod, le prof d’histoire-géo. Je crois qu’il ne s’est pas senti déculpabilisé.

Je continue donc d’étudier plusieurs façons d’être en retard en laissant de coté les idées saugrenues de Boudu père. Je crois que le meilleur retard est celui qui permet de se faire désiré, telle l’amoureuse qui fait exprès de ne pas arrivée à l’heure pour être lire l’anxiété dans les yeux de son bien-aimé quand, après avoir feint de courir sur les cinquante derniers mètres pour avoir du rose aux joues, elle sourira d’un air contrit :

-         Désolée, avec toute cette circulation…

Laurette, de la sixième B m’a déjà fait le coup….

Laisser un commentaire