Supersorcier

Maurice allait le long des rues, le dos courbé, dans une attitude prostrée et vaincue. Il lui semblait que le sol meuble se dérobait sous ses pas, mais il avançait néanmoins comme s’il était déplacé par une force inconnue. Sur son passage les regards de tous ceux qu’il avait fidèlement servis se détournaient avec gêne. Lorsqu’il les croisait, certains d’entre eux, comme Cristobal Dumortier, faisaient mine de constater subitement que leurs chaussures étaient délacées et plongeaient immédiatement à terre pour s’occuper de ce souci.   

Pourtant, il avait emmené Cristobal Dumortier dans tous les pays du monde, lui qui n’avait jamais dépassé les faubourgs de Melun ! Grâce à Maurice, Cristobal Dumortier pouvait parler des Grands Canyons du Colorado comme personne lors de la Fête des Têtes Blanches de son quartier. Eléonore était tombée sous le charme de ses récits du haut de ses quatre-vingt six ans. Cristobal l’avait draguée comme un malade en lui décrivant les chutes du Zambèze devant lesquelles il n’avait jamais mis les pieds. Aujourd’hui, Cristobal et Eléonore coulaient des jours heureux en se tenant par la main sur le banc public, celui qui est juste devant le bureau de poste.

Mais Maurice savait que l’Evènement devait arriver. Il poursuivait son chemin de croix sans un regret, sans une amertume. Au-dessus de sa tête, des rapaces aux regards perçants et méchants tournoyaient en poussant des cris gutturaux qui ressemblaient à des messages de vengeance. 

 Il en avait pourtant rendu des services ! Il n’était pas pour rien dans la réélection de Geoffroy de Poutignac au Conseil Général. La veille du scrutin, son adversaire s’était trouvé, comme par un enchantement absolument pas mystérieux, propulsé dans un univers à cinq dimensions dans lequel ses exactions financières peu conformes à la législation en vigueur, sa tendance à lutiner les éléments les plus féminins de son secrétariat, et enfin son intérêt prononcé et très concret pour les problèmes viticoles de sa région avaient été révélés crûment au grand public. Il s’en était suivi un carnage effroyable au cours duquel le candidat au fauteuil de conseiller général s’était trouvé écartelé plusieurs fois et réduit à rechercher les petits morceaux de lui-même pour les recoller tant bien que mal avant de se réveiller au petit matin, dans un état si piteux, qu’il préféra illico renoncer aux affaires publiques à la grande joie de Geoffroy de Poutignac.

Mais, en ce matin brumeux, Maurice se retrouvait seul. Geoffroy de Poutignac avait prétexté lâchement l’inauguration de la nouvelle de sports des sapeurs-pompiers pour éviter d’avoir à le soutenir en ce moment si dramatique ! Sur sa route, des cimetières se dressaient à droite et à gauche. Mais pourquoi donc y avait-il autant de croix dans ce pays sinistre. Lorsqu’il n’apercevait plus de cimetières, le regard de Maurice rencontrait le fronton d’établissements sordides qui ressemblaient à des morgues d’où sortaient des hommes en blouses blanches qui tenaient des débris humains sanguinolents entre leurs doigts, tout en discutant joyeusement entre eux. A ce moment, Dieu seul sait pourquoi ou plutôt aurait su si Maurice avait accordé du crédit à la possibilité de son existence, à ce moment précis- disions-nous- Maurice eut une pensée pour Paulette.

Il l’avait aussi beaucoup aidée Paulette ! Grâce à lui, elle avait tourné dans plusieurs films de renommée mondiale. Elle s’était trouvée dans les bras des plus beaux acteurs qui parlaient encore avec émotion des scènes d’amour qu’ils avaient tournées avec elle. Certes, lorsqu’elle passa la barre des cent vingt kilos après avoir découragé la corporation des meilleurs nutritionnistes du pays, Maurice eut quelques difficultés à la faire admettre dans des rôles de jeunes premières. Il dut, plusieurs nuits durant, plonger les directeurs artistiques les plus réputés dans les affres d’un chômage épouvantable pour les convaincre de trouver à Paulette un petit charme slave qui leur avait échappé au premier abord et qui allait faire chavirer les cœurs de futurs spectateurs enthousiasmés par une satire cinématographique aussi délirante. En bonus, Paulette fut même, grâce à la gentillesse de Maurice, invitée au festival de Cannes. La soirée au cours de laquelle elle dut être hissée, à bras d’homme par quinze gardes du corps, en haut des marches du fameux escalier, n’est peut-être pas restée dans l’histoire du festival, mais Paulette s’en souvient encore lorsqu’elle caresse tendrement le pelage de son chat Nestor tout en regardant distraitement le spectacle de sa rue, à la nuit tombée.

En chemin, Maurice salua une vieille femme enveloppée dans un long manteau noir qui portait une faux aiguisée sur ses épaules fourbues. Elle répondit d’un mouvement impatient de sa main décharnée. Visiblement elle avait beaucoup de travaux en cours et n’avait pas de temps à perdre en discutant avec un cas qui lui paraissait réglé. Dans ces circonstances, l’intéressé – si on peut appeler ainsi un être qui ne trouve pas beaucoup d’intérêt à sa situation présente – l’intéressé, disions-nous, revoit défiler toute sa vie comme dans un film accéléré.

Maurice se souvint de la petite école communale dans laquelle il prit conscience de ses dons et fit ses premiers ravages. Il adorait terroriser des petites filles de son village. Un jour ou plutôt une nuit, Mariette, la première de la classe, avait oublié toutes ses tables de multiplications. Devant toute la classe stupéfaite, Mariette connut une humiliante interrogation. Lorsqu’elle adjugea le produit de 8 par 3 à 74 virgule 5, on fit immédiatement appel au psychologue scolaire puis au SAMU pour une intervention médicale immédiate.

C’est aussi dans cette classe que le talent balbutiant de Maurice connut son premier et son seul échec. Souvent, il essayait d’envoûter son maître, Monsieur Blanchard en lui jetant un regard intense et si possible satanique, pour qu’il découvre la nuit suivante, la maîtrise de Maurice dans les méandres sournois des règles de l’orthographe ou dans les sinusoïdes angoissantes de l’existence agitée des rois capétiens qui lui semblaient toujours s’arranger pour mourir à des dates impossibles à retenir. Monsieur Blanchard dont les sourcils touffus avaient impressionné des générations d’aspirants à l’entrée en collège était complètement insensible aux manifestations paranormales dont Maurice le gratifiait. La plupart du temps, il lui répondait :

- T’as pas fini de me regarder comme un imbécile ?

Grâce au ciel ou alors à une entité du même genre, Maurice ne fut pas handicapé par ses quelques imperfections scolaires puisqu’il put entrer directement dans la corporation des sorciers de premier niveau eu égard à ses capacités innées avant de grimper tous les échelons hiérarchiques qui le menèrent au faîte de sa carrière professionnelle. Au cinquante troisième échelon, Maurice était un sorcier respecté. Mais lui seul savait qu’il ne pouvait pas monter plus haute et qu’un jour viendrait l’Homme du cinquante quatrième échelon !

Quand il se présenta devant la grille du Cimetière Suprême, l’Homme l’attendait. Appuyé au mur, il regardait Maurice d’une air narquois tout en flattant de la main une petit monstre verdâtre et gluant qui paraissait être son animal de compagnie préféré. Maurice n’aurait jamais du accepter de le recevoir en consultation. Quelque chose aurait du lui dire que c’était lui, le porteur de l’Evènement, lui, le vainqueur du cinquante quatrième échelon. L’Homme s’était laissé pousser une barbe à la mode terroriste à travers laquelle il souriait méchamment en observant son adversaire vaincu. Il poussa le vice jusqu’à ouvrir lui-même les grilles de l’endroit macabre devant Maurice, tout en le saluant bien bas dans une attitude ironique.  En marchant entre les sépultures, Maurice eut l’impression d’être entouré de murmures comme si les résidents s’entretenaient depuis leur lieu de séjour dans une espèce de conversation de salon mystérieuse et sépulcrale.

Lorsqu’il parvint au bout de l’allée, Maurice entendit un miaulement inattendu puis reconnut, sorti des fourrés, le beau pelage gris et les yeux jaunes de Nestor, le chat de Paulette. Enfin, un être vivant qui venait le soutenir ! C’est que Nestor avait aussi bénéficié de ses services et que le félin s’en souvenait mieux que les humains. C’est grâce à Maurice qu’il avait pu dévaliser tranquillement l’étal du charcutier du quartier Poussinet. Certes, il avait été malade comme un chien, enfin comme un chat, pendant trois jours, mais quel régal ! C’est aussi par l’intermédiaire des maléfices de Maurice qu’il avait séduit magistralement Pouponnette, la chatte blanche du lotissement voisin, courtisée par la plupart des félins masculins du quartier ! Nestor, reconnaissant, était donc venu rendre un dernier hommage à son bienfaiteur, tout en s’interrogeant sur l’ingratitude de Pouponnette qui lui préférait visiblement Léon, un chat tigré de la plus basse extraction, mais fort comme un turc dans les bagarres de rue.

En arrivant devant sa tombe ouverte, Maurice y risqua le bout du pied droit et trouva l’eau un peu froide. L’Homme qui l’avait suivit poussa un énorme éclat de rire qui retentit longuement entre le long des pierres tombales. Il salua courtoisement le sens de l’humour dont faisait preuve Maurice en un instant si crucial, puis il le poussa d’un coup d’épaule ! 

 Maurice se réveilla en sursaut, en sueur et  en tremblant. L’Homme qu’il avait reçut l’après-midi dans son cabinet avait raison. Si Maurice avait pu, pendant des années, dicter les rêves des patients qui faisaient confiance à son pouvoir surnaturel, c’en était terminé puisque l’Homme disposait d’une force supérieure à la sienne qui lui permettait d’influencer les propres rêves de Maurice ! Il venait de lui en faire la démonstration !     

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