Les philosophes
En cet après-midi de mai, le soleil irradie les allées verdoyantes du parc municipal. Les promeneurs sont rares en ce jour de semaine. Sur les bancs de bois, les couples de retraités se remettent des frimas de l’hiver. Sur l’étang, des canards chamailleurs se disputent des morceaux de pain laissés par les premiers pique-niqueurs. Les oiseaux piaillent leur joie dans les feuillages déjà touffus.
Le Philosophe Numéro 1 déambule, les mains croisées dans le dos. Son début de calvitie et sa silhouette ronde montrent qu’il est un homme d’expérience, plus amateur des plaisirs de la table qu’habitué des efforts sportifs. Dans son regard gris et acéré, on lit l’expérience de la vie et le goût de la réflexion. Il a revêtu un col roulé. Comme tous les philosophes du monde, il ne porte jamais de cravate. La cravate est le symbole d’appartenance à un monde de gestionnaires qu’il méprise ou qu’il n’a jamais fréquenté.
A ses cotés trottine le Philosophe Numéro 2. Il est plutôt petit par la taille le Philosophe Numéro 2, mais grand par la culture. Il a beaucoup lu : Kant, Lacan, Freud et même les auteurs modernes comme Onfray ! Son regard de myope est ébloui par la luminosité du ciel. Aussi marche-t-il en regardant la pointe de ses souliers, tout en répondant par onomatopées à la tirade du Philosophe Numéro 1. Le Numéro 2 est habile : il approuve les thèses du Numéro 1 pour le mettre dans les bonnes dispositions qui lui permettront de lui faire part de ses propres idées.
Le Philosophe Numéro 1 pérore depuis un long moment en effarouchant quelques moineaux sur son passage. Il est frappé par la prédominance de ligne droite dans notre civilisation. Les rues, les trajectoires des avions, les terrains de football, tout est rectiligne ! La rectitude d’un axe jouit toujours d’un a priori positif. Quelle injustice ! Ne dit-on pas que la ligne droite est le plus court chemin d’un point à un autre ! Le Philosophe Numéro 1 stoppe un instant sa marche en écartant les bras :
- Qui l’a démontré ? Tu peux me le dire : qui l’a démontré ?
Le Philosophe Numéro 2 convient en effet qu’il y a là un problème essentiel. Le sinusoïde ou la ligne brisée souffrent incontestablement d’un discrédit qui ne repose sur aucune analyse objective. Il n’y a jamais de débat sur la question !
Mais le Philosophe Numéro 2 voudrait exposer un autre souci qui le taraude mais qui rejoint, bien entendu, la problématique exposée par son confrère. Le Mouvement. Pourquoi admet-on sans démonstration que le Mouvement est forcément supérieur à l’Immobilité. Le Mouvement est socialement valorisé. Le Philosophe Numéro 2 donne un exemple au Philosophe Numéro 1 : il est absolument indispensable de partir de chez soi lorsqu’on est en vacances. Passer ses congés à la maison est très mal vu : ça fait pauvre et en plus sauvage comme un ours ! Le Philosophe Numéro 2 désigne du doigt les arbres du bois tout proche :
- Regarde ces chênes : ils sont vivants et pourtant immobiles pour l’éternité ! En outre, ils ont une fonction vitale pour la planète puisqu’ils purifient l’air que nous respirons.
Le Philosophe Numéro 1 éprouve le besoin de construire une synthèse. La ligne droite et le mouvement bénéficient d’une attractivité sociétale et d’un préjugé favorable qu’il conviendrait d’examiner en profondeur à la lumière de la pensée des plus grands auteurs. Il faut absolument entreprendre une recherche sur le sujet.
Sur ces entrefaites, intervient le Philosophe Numéro 3. Le Philosophe Numéro 3 appartient à une tendance nouvelle de
la Philosophie : la Philosophie Sportive. Tout en transpiration, il interrompt son jogging quotidien, ravi de pouvoir deviser avec ses deux confrères. Son jogging bleu est maculé de gouttes de transpiration, mais il en est très fier. Il prend connaissance des derniers développements de la réflexion des deux promeneurs.
Le Philosophe Numéro 3 serait plutôt intéressé par une méditation sur la suprématie des mathématiques à l’école. Voilà un sujet sérieux ! Pourquoi faudrait-il que les forts en maths réussissent mieux leur vie sociale et professionnelle que les autres ? Le Philosophe Numéro 3 s’insurge véhémentement, tout en tamponnant son visage inondé de transpiration de sa serviette blanche.
Voici que le Philosophe Numéro 4, qui passait par hasard dans la même allée que ses confrères, intervient. Le Philosophe Numéro 4 est « une » philosophe. A quatre vingt cinq ans, Maria a blanchi sous ses lectures des textes les plus ésotériques. Elle se déplace avec une canne, mais elle a gardé de la prestance et de l’élocution, Maria. Dans le débat d’idées, elle ne s’en laisse pas compter. Elle agite furieusement le doigt en direction de ses confrères. Ces jeunes intellectuels ne comprennent pas grand-chose : ils ne savent pas poser les problèmes autrement qu’en termes de suprématie ou de prédominance. Les vraies questions ne sont pas là ! Relisons plutôt les enseignements du grand héros hindou Mahavira ! Chacun approuve en feignant de très bien connaître la pensée de l’auteur en question.
Chemin faisant, de nouveaux philosophes s’agrègent au quatuor. Ils sont bientôt vingt, puis cinquante, puis cent. Une véritable troupe se forme. Les mères de familles dont les enfants jouent dans le bac à sable regardent défiler cette armée avec envie. Si elles ne devaient pas s’occuper de leur progéniture, elles les rejoindraient volontiers.
Même les canards relèvent le bec au passage de cette armada jacassante. Le Philosophe Numéro 104, un jeune étudiant boutonneux à lunettes, tente de convaincre le Philosophe Numéro 88, un quadragénaire ventripotent à la recherche d’un emploi ou alors de sa vérité. Pour le 104, il serait très important aujourd’hui de reprendre les thèses de la phénomènologie de Husserl en tant que science des vécus par opposition aux objets du monde extérieur.
Plus loin dans le groupe, une jeune femme aux cheveux fous expose au Philosophe Numéro 44 les principaux passages de son article sur le néo-confucianisme tandis que le Philosophe Numéro 31 intervient vivement en indiquant que le néo-taoïsme a supplanté rapidement le néo-confucianisme dans la pensée extrême orientale et qu’il faut donc concentrer les efforts sur l’étude de cette branche.
La horde des penseurs s’enrichit peu à peu de nouvelles têtes au fur et à mesure que le soleil décline à l’horizon.
Vers 21 heurs, deux cent quarante deux personnes se bousculent dans le petit commissariat de quartier. Le Commissaire Principal Verdier prend à partie le Philosophe Numéro1 qu’il tient pour responsable de cet attroupement. Il est furieux, le Commissaire Principal Verdier :
- Vous appelez ça une réunion philosophique ! Non, monsieur ! Moi, j’appelle ça une MANIFESTATION DE CHOMEURS ! C’est interdit et c’est très grave !
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