Têtue comme une mule

Le baron Dubois-Martin était un escroc, j’en étais sûre. Mon souci c’était qu’il était secrètement amoureux de Mademoiselle Clémentine et quand on sait que le père de cette dernière est juge au Tribunal, je vous laisse deviner les risques d’esclandre dans le beau monde que présentait une situation aussi scandaleuse.

Au début, je pensais que, pour un aventurier, le baron ne se montrait guère téméraire en amour. Je me souviens que le jour du 15 août, lors d’une ballade en landau au bois de Boulogne avec Mademoiselle Clémentine, il a péroré tout au long du chemin, en faisant de grands gestes, saluant les uns et les autres sans discrétion, commentant sévèrement les accoutrements des hommes ou des femmes qu’il ne jugeait pas conformes aux derniers canons de la mode, ou bien encore attirant l’attention de sa compagne sur tel ou tel détail du paysage qu’il jugeait intéressant ou comique. Sa fatuité suintait de son attitude à chaque moment de la promenade sauf pour Mademoiselle Clémentine qui ne s’apercevait de rien et qui, mollement allongée dans le fond de la voiture, s’esclaffait à chacun des mots de l’arrogant.

Pourtant, par un chaud soleil d’été, Mademoiselle Clémentine était éclatante de beauté dans sa jolie robe rose et son ombrelle assortie. Avec ses petits yeux qui se plissaient gaiement quand elle souriait, elle se montrait séduisante et attentive aux plaisanteries de son galant. Mais je sentais bien qu’elle était déçue que ce grand garçon fier et hâbleur ne se décidât pas à aborder le chapitre des sentiments qui la préoccupait fortement.

 En chemin, je m’en suis entretenu avec Gaspard. Le vieux Gaspard, comme d’ordinaire, a marmonné et ronchonné quelque chose d’inintelligible dans sa barbe. En langage « Gaspard », je sais que ça veut dire : « Laisse tomber et mêle toi de tes oignons ».

Je ne l’entendis pas de cette oreille. Et le bonheur de Mademoiselle Clémentine ? Il fallait bien que quelqu’un s’en occupât. Car j’avais rapidement deviné une information capitale. A part moi, personne ne soupçonnait que ce gredin de Dubois-Martin cachait des turpides infâmes derrière ses belles manières.

Eh bien moi, j’étais de plus en plus sûre que Dubois-Martin et le Cambrioleur Masqué n’étaient qu’une seule et même personne ! Depuis plusieurs mois, le Cambrioleur Masqué défrayait la chronique mondaine. On disait que c’était un brigand très dangereux qui avait décidé de s’introduire dans les plus belles maisons de maître de la capitale pour y faire main basse sur toutes les valeurs qu’il lui plaisait de s’approprier et qui représentaient parfois toute une vie de labeur dans les familles les plus méritantes ! Les femmes de la haute société tremblaient de peur en évoquant son ombre. Les laquais et les valets étaient désormais armés dans de nombreuses résidences et priés de garder l’œil ouvert de nuit comme de jour !

Et la police qui ne parvenait pas à lui mettre la main au collet ! Quel manque de perspicacité ! Et cette pauvre Mademoiselle Clémentine qui ne se doutait toujours de rien !

Gaspard ne cessait de me seriner que je me faisais des idées, que je ferais mieux de m’occuper de ma soupe et qu’éventuellement je pourrais me contenter de faire mon travail sans chercher à me faire remarquer.

Pourtant, j’étais très inquiète pour Mademoiselle Clémentine que Monsieur la baron n’hésitait pas à entraîner dans les lieux les plus polissons de la capitale. Le couple fréquentait le Chat Noir, les rues de Montmartre, les milieux artistiques et bohêmes sans vergogne. Clémentine semblait s’amuser follement. Son père, trop occupé par ses affaires, ne prêtait aucune attention à ses sorties si dangereuses.

J’étais donc seule à suspecter le baron des pires intentions. Au premier jour de l’automne, lorsque nous nous arrêtâmes en haut des grands boulevards, j’eus le temps d’observer la devanture d’un kiosque à journaux. Tous les quotidiens du matin publiaient un croquis, esquissé à la main, du voleur supposé après lequel courait en vain toute la police parisienne. Ses yeux fouineurs en forme de boutons de bottines, cette moustache qui s’enfuyait sur la joue, ces oreilles légèrement décollées et ces lèvres si fines qu’on aurait dit qu’il en était dépossédé, c’était Dubois-Martin ! C’était sûr ! Comment Mademoiselle Clémentine pouvait-elle être à ce point aveuglée par son affection ? Si Monsieur son père apprenait cette nouvelle, quel chambard en perspective !

Gaspard me dit de ne pas m’en faire, que le juge marierait sa fille à qui il estimerait convenable de l’unir, que son choix serait bon puisque c’était son père et que la société fonctionnait ainsi. Je n’étais pas tout à fait de cet avis mais une fois que Gaspard a donné le sien, il retombe dans son mutisme proverbial et il n’y a même plus moyen de dialoguer.

Le mois dernier, mon soupçon se renforça encore. Je surpris une conversation mystérieuse, tenue à voix basse dans un coin discret de l’écurie. Je reconnus distinctement la voix du baron mais je ne pu comprendre ce qu’il disait à son interlocuteur, lequel lui répondait d’un ton respectueux avec un accent prononcé des faubourgs. Un mauvais garçon, c’était certain ! Le baron devait l’employer comme homme de main pour l’aider à mener à terme je ne sais quel manigance. Comment pourrait-on tirer Mademoiselle Clémentine de ce guêpier !

Elle en a eu des soupirants qui ont tourné autour de sa charmante silhouette ! Elle a toujours su les éconduire avec grâce et avec classe. Mais pour une fois qu’elle avait l’air éprise à la folie, non seulement le jeune homme ne se déclarait pas, mais c’était probablement un escroc !

Il faut dire que l’escroc avait belle allure et qu’à la place de Mademoiselle Clémentine, ma foi… Et puis, il savait y faire le bougre ! Il a séduit toute la maisonnée avec son entregent et ses façons délicates et spirituelles ! Même la vieille bonne Léontine ne jure que par Monsieur le baron Dubois-Martin. Pourtant il la tourne constamment en dérision en feignant de lui faire une cour assidue, ne manquant jamais une occasion de susciter l’hilarité générale à ses dépens par ses remarques outrancières et ses grimaces de comédien.

Auprès de Monsieur le Juge, il se comporte avec une servilité éhontée et un machiavélisme démoniaque. Malgré son air sévère, le père de Clémentine aime à disposer d’un auditoire attentif pour raconter les affaires compliquées dont il est chargé au Tribunal. Le baron Dubois-Martin a parfaitement compris le besoin du vieil homme de se sentir intéressant : il simule à merveille l’écoute sérieuse lorsque le magistrat lui conte dans le plus grand secret –dit-il- les méandres d’un dossier dont les implications politiques n’échappent pas, selon lui, à la sagacité du baron. Le bellâtre se montre alors toutes oreilles ouvertes, s’étonnant fort à propos, soupirant d’admiration devant la finesse manœuvrière du juge, posant des questions pertinentes pour bien marquer son intérêt alors qu’il se moque éperdument des affaires du vieil homme. Je l’ai même vu échanger un clin d’œil appuyé avec Clémentine dans le dos de son père, alors que celui-ci analysait une procédure en cours qui –semblait-t-il- allait avoir des répercussions jusqu’au sein du gouvernement !

Gaspard lui, pense que de toute façon, le baron a raison : les affaires politiques ne nous regardent pas, il vaut mieux laisser les fripouilleries aux fripouilles ! C’est là une réponse dilatoire qui ne me satisfait absolument pas. Et puis, ces beaux raisonnements ne résolve pas le problème de Mademoiselle Clémentine qui non seulement soupire en faveur d’un escroc mais est en train de s’enticher d’un hypocrite !

La semaine dernière, j’ai bien cru que Mademoiselle Clémentine allait enfin découvrir le pot aux roses ! Alors que nous l’emmenions comme chaque semaine chez sa modiste, nous croisâmes le baron lui-même, en discussion dans une encoignure de porte avec deux personnages à l’allure suspecte et peu engageante. Il leur tendait une épaisse liasse de billets de banque en ayant l’air de leur recommander dans prendre le plus grand soin. Apercevant Mademoiselle Clémentine du coin de l’œil, il se précipita ensuite à ses cotés en prenant sa plus belle mine. A l’étonnement de la belle de le trouver en si curieuse compagnie, il sut inventer une histoire à sa façon où il était question d’un petit service sans importance que les deux individus lui auraient rendu quelque temps  auparavant ! La malheureuse enfant croyant tout ce qu’il lui racontait l’incident n’alla pas plus avant.

Je fis encore part de ma conviction à Gaspard : le baron était un escroc, un hypocrite, un menteur et probablement un joueur invétéré ! Pauvre Mademoiselle Clémentine ! Gaspard ne daigna même pas répondre à mes préoccupations se contentant de secouer la tête d’un air excédé par mes soupçons systématique à l’égard du baron.

Aujourd’hui, il s’est passé quelque chose que je n’ai pas compris au premier abord. Vers midi, nous avons accompagné Mademoiselle Clémentine à la Préfecture de Police devant laquelle un grand concours de peuple s’était rassemblé dès les premières lueurs du matin. Sur la place, les hommes du peuple et les commères, regards fixés sur la façade s’agitaient, criaient, chantaient, semblant attendre l’apparition d’un être important. Mademoiselle, prise dans une merveilleuse robe de satin bleu est descendue devant le bâtiment avec l’aide d’Augustin le cocher, toujours aussi galant. Elle s’est retournée un instant vers les badauds qui s’étaient massé en foule compacte, bruyante et bigarrée et qui formaient un attroupement difficilement contenu par quelques gardiens de la paix en uniforme. Les hommes regardaient avec curiosité ou effronterie cette belle jeune femme en se demandant ce qu’une personne de sa condition pouvait avoir à faire dans les locaux de la police. Les femmes commentaient avec envie et compétence la qualité de la toilette de Mademoiselle Clémentine.

Quelques instants plus tard, je la vis ressortir radieuse, au bras du baron dont l’allure était encore plus fière qu’à l’ordinaire. L’apparition de celui-ci déclencha une véritable marée humaine : les spectateurs l’acclamèrent d’une seule voix, hurlant d’enthousiasme, vibrant de bravos, délirant de joie et de soulagement à l’adresse de celui qu’elle appelait un héros, à ma grande surprise.

Sur le chemin du retour, le baron, minaudant, jouant les modestes, dut s’expliquer sur la manière dont il avait passé ces dernières semaines. Il détailla longuement à Mademoiselle Clémentine, qui se délectait de ses paroles, comment ses hautes fonctions au Ministère l’avaient conduit à s’immiscer dans des milieux douteux du banditisme, sans éveiller l’attention des crapules et donc dans la plus grande discrétion pour prendre au piège le malfrat. Grâce à un stratagème ingénieux, le baron jouant de sa ressemblance avec cette canaille de Cambrioleur Masqué avait trompé ses sbires et s’était ainsi introduit dans le repère du voleur que la police n’eut plus qu’à mettre sous les verrous.

Les yeux de Mademoiselle Clémentine redoublèrent d’ardeur à ce récit ! Elle le regardait comme un Dieu vivant ! Le baron Dubois-Martin était donc bien un héros !

Le vieux Gaspard ne perdit pas l’occasion de me faire un brin de morale. Voilà ce qui arrive lorsqu’on se met martel en tête sans réfléchir et sans preuve ! Voilà ce qui arrive quand on ne se tient pas à sa place ! Voilà ce qui arrive lorsqu’on se mêle de tout et que l’on n’est, en 1904, qu’une jument de quatre ans dont le rôle, aux cotés d’un vieux cheval de retour, se cantonne à tirer sur le pavé parisien l’attelage hippomobile d’un juge au Tribunal et de sa fille à marier!

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