Les lecteurs
Roger Martinez s’ennuie. Et pourtant sa vie est considérée comme réussie selon les normes de son époque prétendument moderne. Excellent commercial, il trône avec aisance en tête du palmarès mensuel des ventes dans son entreprise de jeux vidéo. Uni à Jeanne, une copine de fac, il forme un couple envié par sa complicité et son élégance. Deux beaux enfants tournoient autour de Roger et Jeanne : Marion à dix ans défraie la chronique de l’école communale par sa facilité diabolique dans des dictées compliquées ou des problèmes incongrus de robinets qui n’en finissent pas de fuir. Benjamin, du haut de ses neuf ans, révolutionne la technique enseignée dans les écoles de judo en venant de remporter plusieurs tournois de sa catégorie.
Et pourtant, ce vendredi soir, Roger s’aperçoit qu’il s’ennuie. A un point qui l’étonne. Il ne pensait pas qu’on puisse être aussi las d’une existence aussi confortable. Demain samedi, il faudra aider Jeanne à faire le ménage. Jeanne est une épouse charmante et même accommodante. Mais en digne héritière des combats féministes de sa mère, elle devient intransigeante sur le chapitre du partage des tâches ménagères. En rentrant chez lui, Roger se voit déjà passer un chiffon fatigué sur ses meubles rutilants. Jeanne y tient : même quand tout brille, il faut encore frotter. Quant à l’aspirateur, il faudrait le changer, Roger sait qu’il va passer encore un engin qui n’aspire plus rien dans un bruit d’enfer tout en poussant discrètement la poussière sous le tapis du salon.
L’après-midi, il faudra arpenter les allées bondées de l’hypermarché pour remplir le frigo familial. Roger endurera le brouhaha et la bousculade. Il y aura sûrement un moment où les enfants s’égareront : il criera et peut-être passera une annonce au haut-parleur pour retrouver Marion et Benjamin hilares, se lançant des ballons de basket-ball neufs dans la figure au rayon des sports ou se disputant pour le cadeau publicitaire qu’ils auront trouvé dans une boite céréales.
A la caisse, le sort s’acharnera sur Roger : la file qu’il aura choisi sera immanquablement la plus longue à s’écouler. Et puis, alors qu’il ne restera qu’une ménagère et son caddie devant lui, surviendra l’Incident, l’unique de l’après-midi, précisément au moment où Roger allait être délivré de sa corvée : la cliente qui le précèdera aura oublié son liquide à nettoyer la vaisselle. Elle dira qu’elle reviendra tout de suite. Elle bousculera tous les clients et leurs caddies en remontant le courant de la file d’attente, tout en ahanant fortement ! Ou bien alors, le prix de son paquet de couches ne sera pas indiqué, la caissière devra appeler l’accueil ! Oui, oui, on lui donnera le prix tout de suite, mais tout le personnel sera très occupé, à l’instant même où Roger sera sur le point de sortir de cet enfer ! La cliente sourira suavement en admirant l’embouteillage impressionnant et impatient qui se sera formé derrière elle. Et ça durera, et ça durera !
Le lendemain, dimanche, ce sera pire. Il faudra aller déjeuner chez Papounet et Louise, les parents de Jeanne. Louise aura fait de la ratatouille comme le mois dernier et comme celui d’avant. Papounet adore, Roger beaucoup moins, ce qui ne l’empêchera pas d’affirmer à belle-maman que c’est délicieux. Après le repas, on prendra le café au salon. Seront passés successivement en revue : le temps, les résultats scolaires des enfants, les programmes de télé, les dernières mesures fiscales du gouvernement. Vers 16 heures, Roger pourra espérer faire mine de s’apercevoir qu’il est tard et que les enfants ont sûrement des devoirs à faire en priant mentalement pour que Marion et Benjamin ne disent pas le contraire auquel cas il sera condamné à trouver un sujet de conversation complémentaire avec ses beaux-parents.
C’est nul ! Julien repose ce bouquin dont il vient de parcourir les premières pages ou plutôt ce pensum qui lui tombe des mains. Il se demande comment on peut noircir du papier et le vendre, en espérant passionner le lecteur avec l’ennui d’un homme de quarante ans marié, père de famille et visiblement dépressif. Lui s’attendait à une satire sociale féroce avec beaucoup d’humour, dans laquelle il aurait pu reconnaître, son voisin, ses collègues de bureau, son beau-frère Gilbert, triste comme une porte de prison. Rien de cet espoir. Roger Martinez et ses aventures mériteraient la palme de la sinistrose. Comment les libraires de Saint-Romain de je ne sais quoi ont-ils pu décerner un prix littéraire à une histoire aussi lamentable ?
S’il avait du talent, il écrirait sur l’emprisonnement de l’existence même lorsqu’on vit en famille ou sur le temps qui passe et qui condamne les hommes et de femmes à la routine brisant ainsi tant de talents créatifs et de rêves de jeunesse. Ce bouquin sur l’ennui est parfaitement soporifique, sans souffle, sans intrigue, plat, monotone et illisible. Au lieu de couronner l’auteur, il aurait fallu imaginer une récompense pour les lecteurs qui atteignent la page 12, fin du premier chapitre. Il devrait exister des procédures de réclamations qui permettraient de reporter au libraire un roman dont le contenu ne correspond pas, à l’évidence, aux quelques lignes de la quatrième de couverture.
Julien saute une dizaine de pages et parcourt un passage qui se situe vers la page 32. Il en était sûr ! Le lecteur a droit a une description d’une scène classique : le héros boit un expresso dans la cafétéria de son lieu de travail. Quelle action ! Quel rebondissement ! Il y a là quelques secrétaires qui papotent sur leur patron, un commercial qui se plaint d’avoir trop de boulot et l’incontournable chargé des photocopies qui prend à part le héros du livre en lui relatant la cérémonie du mariage de son neveu auquel il a assisté le week-end précédent. Evidemment, le héros, si on peut le nommer ainsi, n’en a rien à cirer et fait part de son agacement au lecteur. Du moins à celui qui aura pu accéder à la page 32. L’auteur avait pourtant eu un succès retentissant après la sortie de son ouvrage précédent. Marcel avait acheté ce livre en pleine confiance pour agrémenter son trajet matinal en métro. En se dandinant sur place, pressé par la foule, il essayait de s’intéresser à l’histoire de ce lecteur qui, lui-même ne trouvait aucun intérêt à la vie morne et commune de Roger Martinez, le personnage central d’un roman mal écrit.
Si Julien avait de la peine à atteindre la fin du début de son ouvrage, lui, Marcel reprenait pour la troisième fois la lecture de la page 4 pour tenter d’adhérer à la pensée de l’auteur. Pour se détendre, il feuilleta quelques chapitres et fut sidéré par l’obstination de ce malade qui s’entêtait à décrire les états d’âmes d’un amateur de littérature descendant en flamme un bouquin dont l’indigence l’indignait. Julien, le lecteur, envisageait à la page 77 de créer un délit de pratique illégal de la littérature pour châtier les impudents qui s’y lançaient sans compétence. Marcel approuva à haute voix si bien que sa voisine de métro se retourna vers lui l’œil courroucé.
Malgré son regard noir et furieux, elle avait un visage délicieux. Marcel fut emballé par ses petites tâches de rousseur sur le bout de son nez mutin.
- Vous aimez lire ?
Marcel eut immédiatement envie d’ouvrir la conversation et, à tout hasard, de tenter sa chance. La belle ne l‘entendit pas ainsi.
- Ca vous regarde ?
Avec amusement, Marcel convint que le goût éventuel de son interlocutrice pour la lecture était un domaine où il n’avait pas à intervenir aussi directement. La jeune femme lui répondit qu’elle ne lui faisait pas dire. Marcel crut déceler dans sa voix chaude un léger adoucissement de son humeur alors que le wagon venait de tressauter sur un aiguillage.
- Si vous n’aimez pas la lecture, vous avez bien raison. Si vous saviez ce que je suis en train de lire !
Marcel tenta d’intéresser la jeune fille à sa lecture inintéressante. Il le fit avec humour tournant en dérision ces soi-disant littérateurs capables de rédiger trois cent pages avec les petits riens de l’existence ainsi que ces critiques séniles qui s’empressaient de porter aux nues des romans d’une vacuité insigne et d’un ennui total.
En parcourant ce dernier paragraphe Louis a le ricanement grinçant d’un homme blasé. Critique littéraire depuis trente ans, il a l’habitude que son métier soit lui-même l’objet de critiques par des gens qui ne comprennent rien au sens de son activité professionnelle. La plupart de ces incompétents pensent qu’elle consiste à démolir consciencieusement des romans que personne ne lit, ou alors à décerner des louanges à des œuvres indigestes après que l’éditeur ait pris soin de convier à déjeuner les principaux commentateurs professionnels, quelques jours avant la diffusion de l’ouvrage, par un pur hasard. C’est un métier difficile. Il faut résister aux pressions : des médias, des auteurs, du public, être intransigeant avec l’application des canons de l’écriture, savoir détecter, au milieu de tonnes de manuscrits assommant de banalités, les talents nouveaux qui, sous des maladresses de débutants, laissent percevoir par petites touches une invention personnelle, originale et parfois piquante.
Bref, ce n’est pas à la portée de n’importe qui. Ceci pensé, Louis referme le volume qu’il a devant lui, estimant inutile d’aller plus loin dans sa lecture. L’écrivain, si l’on peut le désigner par ce nom, n’a, à ses yeux, aucun talent. Il se demande quelle mouche affolée a pu piquer ce scribouillard pour le pousser à inventer cette histoire abracadabrante d’un dragueur de métro qui lit l’histoire d’un homme qui lit lui-même, en n’y trouvant aucun intérêt, les aventures d’un quadragénaire englué dans une existence quotidienne sans relief. Louis juge qu’à ce jeu de miroirs successifs, personne ne comprend rien et qu’il faut qu’il fasse part de son appréciation à d’éventuels lecteurs de ce simulacre d’œuvre littéraire. En ce matin de juin de l’année 6178, Rmx31 fut sidéré de la découverte que des archéologues venaient de lui remettre. Ainsi donc, les hypothèses faites par quelques savants de la Société Mondiale s’avéraient exactes. Il y eut une époque, sur Terre, pendant laquelle des hommes écrivaient ce que d’autres payaient pour lire ! De plus, une troisième sorte d’êtres humains faisaient profession de critiquer les ouvrages des uns pour prévenir les autres de leur mauvaise qualité ! Chacun pouvait donc écrire ce qu’il voulait ! Lire ce qui lui plaisait et critiquer ce qu’il n’aimait pas ! Quelle anarchie !
Depuis l’avènement de la Société Parfaite vers les années 4000, de tels errements étaient heureusement terminés. Le support papier était rangé au rayon des vestiges historiques : son utilisation avait été interdite par le Gouvernement Mondial qui la jugeait ringarde, malaisée et d’un coût excessif. D’ailleurs plus personne ne savait lire puisque c’était défendu d’une part et que les canaux d’informations n’utilisaient plus que l’image et le son d’autre part.
Seule une communauté de chercheurs, à laquelle appartenait Rmx31, avait la permission d’apprendre l’alphabet des anciens et de déchiffrer de vieux chiffons de papier au moyen desquels les humains des deux premiers millénaires estimaient bon de se quereller pour des idées ou des mots alors qu’il était si simple d’instaurer une pensée unique qui assurerait la paix et la prospérité mondiale. Il était entendu que ces savants ne devaient utiliser leur privilège qu’aux fins de conservation de la connaissance et ne devait en aucun cas adhérer à des idées récoltées au fil de leur lecture. Pour s’assurer du respect de cette règle, chacun d’entre eux ne devait étudier qu’un nombre limité de livres dans le mois.
En regardant la couverture poussiéreuse de l’ouvrage, Rmx31 hésitait : il avait atteint son quota et devait donc remettre sa lecture au mois prochain. Mais Rmx31 avait une haute idée de sa fonction.
Il fallait que les pensées de ces écrivains de l’an 2000 soient examinées en toute objectivité. Les Ministres Planétaires savaient que la littérature de ces hommes préhistoriques pouvait être porteuse d’idées rebelles ou subversives et qu’il était donc préférable que les masses populaires ne soient pas tentées par des controverses idéologiques qui pouvaient mettre leur pouvoir en question..
Rmx31, en sa qualité de Scientifique Homologué par le Gouvernement, estima de son devoir de se plonger dans ce manuscrit curieux où des lecteurs lisaient l’histoire de lecteurs.
Laisser un commentaire
Vous devez être connecté pour rédiger un commentaire.