Le dernier chocolat
Henri saisit ce chocolat de Noël entre le pouce et l’index. Il est enveloppé d’un papier métallisé rouge qu’il déplie lentement. Puis il porte à hauteur de ses yeux la friandise en la faisant tourner précautionneusement sur elle-même. Ce chocolat, il l’a choisi parmi ses préférés : noir, fourré à la praline pour atténuer un peu l’amertume. Il sait qu’il sera son dernier, il s’agit de ne pas gâcher l’instant.
En admirant sa forme oblongue, tout lui revient en mémoire. Ses Noëls d’enfant par exemple. L’argent ne coulait pas à flots chez ses parents. On peut même dire que la source était tarie dès le quinze du mois. Mais son père qui travaillait déjà dans l’entreprise se débrouillait pour qu’Henri et ses sœurs trouvent jouets et sucreries dans leurs modestes chaussures lorsqu’ils se ruaient, encore ensommeillés, au pied du sapin traditionnel.
Henri n’en finit pas d’admirer la confiserie qu’il tient délicatement dans sa main.
Plus tard, lorsqu’il a commencé à sortir avec des filles, il avait un truc : le test du chocolat. Celles qui ne supportaient pas le chocolat noir, le seul qu’il considérait comme authentique, n’avaient aucune chance de jouir de sa compagnie. Henri n’envisageait pas que l’extrait du cacaoyer que les Mayas adulaient à l’égal d’un dieu puisse être rejeté par un être humain. Il se souvient de Paula, une superbe créature à la longue chevelure soyeuse. Il en était fou amoureux, mais la belle s’était déclarée intolérante au chocolat noir avec une inconscience inconcevable pour son soupirant ! Henri, le cœur en berne, déclina instantanément toutes les invitations. Il n’était pas possible que sa bien-aimée ne partageât pas ses goûts.
Quand il rencontra Amélie, on ne peut pas dire que ce fut le coup de foudre. Amélie était une fille à l’allure modeste. Son éternelle jupe plissée tombait sans grâce en dessous de ses genoux dont les centres de gravité étaient affectés d’un léger strabisme, certains les qualifiaient même de cagneux. Ses pulls informes ne mettaient en valeur que la pauvreté de sa garde-robe et de sa famille. Son visage disgracieux, affublé de lunettes au design désuet faisait fuir n’importe quel amateur de jolies midinettes. Mais quelle science, elle avait du chocolat ! De l’écabossage au moulage, elle connaissait tout de ses secrets de fabrication ! Amélie et Henri multipliaient de longues séances de travail sur les saveurs des variétés les plus exotiques dont ils s’entraînaient à reconnaître le pays d’origine. Quel plaisir avait Henri en dégustant avec son amie les mille variétés de ses confiseries adulées !
Henri se dit pensivement qu’il allait replier ce chocolat dans son enveloppe et l’apporter à Amélie. Il le posera au-dessus de leur buffet familial puisque ce sera le dernier et, chaque jour, jusqu’à leurs derniers souffles, ils passeront un instant de recueillement devant Lui, le symbole de leur union, de leur vie et leur foi.
Henri se souvient encore de ses premiers pas dans l’entreprise, il y a si longtemps. Ses camarades de la chaîne n’aimaient pas comme lui le chocolat et se moquaient fréquemment de ses convictions avec arrogance. Henri leur disait qu’ils verraient qu’un jour le chocolat sauvera le monde. Surtout le chocolat fourré à la praline. Sa douceur sous le palais, son onctuosité en bouche et son parfum délicat l’émouvaient comme la naissance de la Vraie Vie.
Une voix féminine se fait entendre dans son dos :
- Qu’est-ce que tu fais à regarder ce chocolat, Henri ? Tu viens, oui ? C’est fini !
Non, Henri n’en a pas fini avec ses souvenirs. Il y a dix ans lorsque l’entreprise tout entière était en grève, ses responsabilités syndicales l’avaient conduit à négocier durement avec la direction. Georges Dupont-Perrier était un PDG sans état d’âme qui menait son monde à la baguette. Après trois semaines d’arrêt de travail, la situation semblait désespérément bloquée quand Henri eut l’idée d’offrir une boite de sa confiserie préférée à Monsieur Dupont-Perrier en lui en expliquant son histoire et sa provenance. Un accord avait été rapidement signé à la satisfaction des parties en présence.
C’est à cette époque qu’Amélie tomba malade d’une langueur dont le Docteur Bourrut ne sut pas la guérir. Le praticien diagnostiqua un excès de consommation de chocolat noir. Henri entra dans une fureur de la même couleur. Depuis trois mille ans, l’extrait de cacaoyer était connu pour ses vertus médicinales et notamment pour ses effets positifs sur le système circulatoire. Comment pouvait-on l’incriminer dans la pathologie dont souffrait Amélie ? Amélie recouvra la santé grâce à l’extrait de nouvelles variétés de cacaoyers découverts par son époux.
La même voix féminine l’interpelle avec impatience :
-T’en as encore pour longtemps ? C’est terminé, Henri ! Ter-mi-né !
Non, l’aventure ne peut pas s’achever ainsi. Il interviendrait encore dans les écoles du voisinage pour expliquer le chocolat. Les jeunes achètent n’importe quelle barre chocolatée, n’importe quelle tablette qu’ils dévorent n’importe comment sans aucun respect. Les qualités gustatives du produit appartiennent au patrimoine mondial, l’UNESCO devrait se pencher sur le problème. Devant les enfants, il sait expliquer avec truculence qu’un chocolat se savoure d’abord par les yeux : on admire sa couleur et sa brillance. Puis, on respire son odeur au nez. Ensuite on teste sa texture en bouche, parfois lisse ou parfois granuleuse. Enfin, on peut apprécier son goût, sa flaveur et sa longueur en bouche. Une dégustation constitue à elle seule une véritable éducation des sens.
Henri a encore un instant de contemplation devant la gourmandise qu’il vient de replier. Une main fraternelle se pose sur son épaule. La voix amicale lui répète :
- C’est fini, viens !
Alors le dos voûté, il jette un regard voilé sur les machines de broyage ou de mélange qui luisent encore sous la lumière douce de l’atelier, puis il se retourne et quitte ce sanctuaire.
Vaincus par la concurrence des grands industriels, l’augmentation du prix des matières premières et un endettement massif, la chocolaterie Dupont-Perrier ferme définitivement ses portes.
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