Qu’est-ce que tu veux faire quand tu seras grand ? (3)

Quand je serai grand, je voudrais être gardien de zoo. Mais attention ! Gardien, et non pas garçon d’écurie chargé de nourrir les animaux. Je n’ai pas l’intention de terminer ma carrière à moitié estropiée par un lion pris d’un accès de mauvaise humeur ou un crocodile mal embouché. Les gens qui disent aimer les animaux savent rarement à quel point ceux-ci peuvent être voraces ou indisciplinés quand l’heure du déjeuner vient à sonner.

J’aurai plutôt un bel uniforme vert et ma tâche sera de circuler à bord d’une automobile électrique dans les allées du parc zoologique. Une voiture comme celle que conduit Georges Bush d’un air goguenard lorsqu’il va jouer au golf. Elle ne fera pas de bruit tout en étant très maniable. Je serai également doté d’un sifflet jaune comme celui des arbitres de foot qui me permettra d’interpeller bruyamment les enfants qui jouent sur les pelouses alors que cela est sévèrement interdit ! Combien de fois faudra-t-il le leur répéter !

J’aurai la sensation de liberté dans ma petite voiture, tout en étant proche de la nature, ce qui ferait plaisir à mes parents qui sont de tendance écolo depuis qu’ils passent leur samedis à trier les déchets de nos poubelles selon des critères que je n’ai pas encore très bien compris.

Le soir, je passerai devant toutes les cages. J’agiterai une petite cloche en criant aux derniers visiteurs que les grilles vont fermer et qu’ils auraient donc intérêt à déguerpir s’ils ne veulent pas passer la nuit à entendre les hurlements lugubres des loups et les grognements terribles des tigres noctambules ou encore s’effrayer des silhouettes monstrueuses d’éléphants insomniaques.

Le seul problème, c’est qu’il n’y a peut-être pas beaucoup de promotion sociale dans cette branche. Quand on a été gardien de zoo, peut-être pourra-t-on être chef-gardien ? Mais, le chef-gardien, c’est celui qui reste au bureau des entrées. Il ne peut plus circuler en voiture électrique ni pouvoir jouer du sifflet ou de la cloche. Pourquoi faut-il qu’en s’élevant dans la hiérarchie sociale, on entre toujours dans un processus bureaucratique ?

Il faudra que je parle de mon projet professionnel à Ramirez, c’est le mec de ma classe qui dit que son père est chasseur de lion en Afrique. Il doit forcément s’y connaître en gardien de zoo. Ou bien alors je vais aller samedi au zoo pour interviewer Pépère. C’est comme ça que nous avons surnommé notre gardien habituel. Lui n’a pas de voiture électrique parce qu’il ne sait pas la conduire. Il circule sur un vieux vélo, raison pour laquelle Ramirez l’appelle plutôt Louison Bobet que Pépère. Enfin que ce soit l’un ou l’autre, il me conseillera certainement sur sa carrière. Une fois que j’aurai fini de jouer sur les pelouses interdites.

Si ce projet ne marche pas, j’en ai un autre. Je serai celui qui peint la Joconde. Elle a déjà été peinte me dira-t-on. Justement par moi. J’inventerai une machine à remonter le temps et je m’appellerai Léonard de Vinci. C’est un nom qui me plait. Un jour, comme je ne saurai pas quoi dessiner, je me dirai que je n’ai qu’à peindrela Joconde.

Mona Lisa, une voisine très pauvre, passera justement tous les jours devant mon atelier en admirant mon oeuvre. Je l’aborderai et la convaincrai de poser pour moi. La tâche ne devrait pas être très compliquée. D’abord, je réaliserai un petit tableau. Lorsque je suis allé la voir au Louvre, ce qui m’a frappé c’est que le tableau est petit. Léonard n’a pas du user beaucoup de peinture.

J’expliquerai à Mona que la pose va être très simple et durer peu de temps. Elle regardera devant elle, légèrement de coté avec un sourire fin, ironique pour ne pas dire narquois. Je n’aurai pas vraiment le temps de faire plus compliqué car je devrai satisfaire la commande urgente d’un client qui voudra orner son boudoir d’un œuvre de ma composition. Et puis la simplicité ébouriffante de mon art mystifiera des générations de spécialistes.

Mona me dira qu’elle a des courses à faire pour son vieux père et que le marché va bientôt fermer. Je lui proposerai d’envoyer ma servante à sa place. Avec tout le boulot qu’il avait, Léonard de Vinci avait sûrement une servante à son service. Mona cèdera devant mon insistance polie.

Elle attrapera très bien ce petit air malin avec lequel elle décourage les courtisans qui se pressent dans son sillage. Vous savez, on a toujours l’impression qu’elle vous dit « non, mais tu m’as bien regardée ? ».

En deux heures, j’aurai réalisé un tableau qui, plus tard, se vendra très cher. Je me reculerai pour voir si ça fait joli. Ma cliente aura tout de même une drôle d’allure, mais je déciderai de ne pas recommencer. C’est que j’aurai tout de même les plafonds de la Chapelle Sixtine à terminer moi !

A la fin de la séance, je lui donnerai un louis d’or qui permettra d’agrémenter l’ordinaire de son vieux papa. Et voilà, j’aurai exécuté un chef d’œuvre en peu de temps, pour peu d’argent ! Il suffira de le mettre à sécher et de l’apporter au Louvre. Ils me la prendront sûrement. Pour mon client, je n’aurai qu’à faire rapidement une copie, de toutes façons il n’y connaîtra rien en peinture.

Quel rapport entre un gardien de zoo et Léonard de Vinci me dira-t-on encore ? C’est une bonne question, je vous sais gré de me l’avoir posée. Nous touchons là l’essence même de mes contradictions internes.

D’un coté, j’ai envie d’un boulot facile, exercé à l’air pur, qui ne réclamerait pour tout savoir-faire que la faculté de jouer du sifflet en désignant d’un doigt péremptoire des enfants peu respectueux, saccageant les pelouses soigneusement entretenues par les jardiniers municipaux. D’un autre coté, j’ai envie d’être célèbre, connu du monde entier pour mon incomparable talent à rendre compte de la silhouette de mes jeunes voisines. Le tout sans trop me fatiguer à apprendre les rudiments de l’art pictural, parce qu’en plus, je suis un peu paresseux et que j’ai sûrement un génie spontané qu’un surcroît d’assiduité à un enseignement classique risquerait d’assagir ou de dénaturer. Ce serait du gâchis.

Peut-être faudrait-il que j’aie une solution de repli si ces deux perspectives venaient à ne pas se réaliser ?

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