La pendule

Je suis la pendule électrique de la cuisine. Je marque 6 heures 30 : ils vont arrivés.

La première est la mère de famille, comme chaque matin. Elle s’appelle Odile. Elle n’a pas bonne mine ce matin, Odile. Je crois savoir pourquoi. Hier soir, elle s’est réfugié avec son portable auprès de l’évier. Son amant était au bout du fil, si l’on peut dire ça d’un portable. L’entretien s’est très mal passé. J’ai cru comprendre qu’il ne pouvait plus la voir pour un temps, sa femme semblait se douter de quelque chose, mais si, il tenait toujours à elle, etc….

Odile a du faire bonne figure pour le reste de la soirée puis pleurer en silence pendant la nuit.

La quarantaine, brune, les traits réguliers, le regard qui peut être profond, elle est encore aguichante. Un peu potelée, peut-être, mais aguichante. Dans son peignoir rose, mal coiffée, le teint pâle, je lui trouve un certain charme. Je ne suis qu’une pendule, mais enfin tout de même.

Elle met la radio. Des chansons douces, elle doit avoir envie de se calmer. Le café est mis en route, les pots de confiture, le beurre, le pain, les bols apparaissent sur la toile cirée. Visiblement, elle a décidé de laisser de coté ses soucis sentimentaux et de faire face à la matinée. Elle n’oublie le chat qui se frotte à ses jambes depuis un moment. La minette est son réconfort ce matin. Elle la caresse un peu plus longuement que d’habitude, puis lui sert sa soucoupe de lait sur le carrelage. Le félin est bien entendu aux anges.

Elle boit à son tour son café, le dos appuyé à l’évier. Entre deux gorgées, elle a les yeux dans la vague. Après 15 ans de mariage, elle est un peu déstabilisée Odile. Séduite par un quadragénaire qu’elle a croisé dans un séminaire récent, elle ne sait plus ce qu’elle  doit faire. Elle entend les enfants s’agiter à l’étage, jette le reste de son café à l’évier, puis cherche rapidement à se composer le visage de tous les jours. Mais ça lui coûte à cette pauvre Odile. Déjà des pas se font lourdement entendre dans l’escalier. Je parie que Bertrand, le fils de la maison va pointer le premier à la table familiale.

                                                           Bertrand

A 15 ans, ce n’est pas un dynamique le Bertrand. Il se traîne en pyjama et savate. La tignasse hirsute, la paupière lourde, il va comme chaque matin, nous faire part de sa crise d’adolescence.

-« Fais chier… »

Et voilà ! Qu’est-ce que je disais ? Quel que soit les circonstances, il commence sa journée par la même phrase, d’une délicatesse particulièrement choisie. La suite ne va pas être plus relevée :

-          « Y’a du café ? »

Bien sûr, Bertrand qu’il y a du café. Il y en a même tous les matins, ce qui ne l’empêche pas de poser la même question. Il s’affale plus qu’il ne s’assied à table. Il reste silencieux un moment en mastiquant sa brioche. Mais le naturel reprend rapidement le dessus :

-          « Fais chier… »

Sa mère lui fait remarquer qu’il pourrait avoir un autre vocabulaire. Histoire d’essayer un dialogue constructif, elle lui demande quels sont ses cours de la matinée. Le gamin est à deux doigts de lui répondre sa phrase standard, mais un instinct animal l’avertit que ce n’est pas le moment.

-          « Maths et gym, je crois … »

C’est tout ce qu’on en tirera pour la demi-journée au moins. Ce n’est pas le mauvais gamin, mais il est de son époque. Un peu paresseux, il s’intéresse à rien. Les « copains » sont un refuge. Au-delà, il se contente de vivre mollement son malaise d’adolescent en attendant mieux ou pire.

                                               Charlotte

10 ans. Une frimousse agréable comme on peut encore la porter à cet âge là. Les jolis cheveux longs et blonds sont emmêlés comme tous les matins. Tout à l’heure, la maman passera plusieurs minutes à les peigner langoureusement, geste ancestralement féminin qu’elle affectionne particulièrement.

Pour le moment la gamine râle. Elle n’a pas sa confiture préférée. Son frère lui a vidé sa boite de céréales et bien entendu elle n’a plus de chaussettes à se mettre.

« J’ai oublié de te faire signer quelque chose pour l’école ». Le déjeuner n’est pas fini qu’elle bondit dans sa chambre pour ramener un cahier à sa mère.

« Où est mon chat ? ». La revoilà partie à quatre pattes sous la table, à la recherche du félin de la maison. Elle ne tient pas en place. D’ailleurs quand elle se calme, elle aussi utilise la cuisine comme une cabine téléphonique de repli pour appeler, en cachette, les copines qu’elle vient de quitter à 17 heures et qu’elle retrouvera le lendemain à 8 heures dans la cour de l’école. Belle colère du père de famille, la semaine dernière à la réception de la facture téléphonique.

« N’oublie pas que ce soir je vais à la danse ! ». La mère lève les yeux au ciel et soupire « Ah ! oui, c’est vrai ». Ce soir, elle va être fatiguée, elle aura autre chose dans la tête, et la perspective de ressortir à 18 heures, après avoir cherché les chaussons de dans de mademoiselle dans toute la maison, l’exaspère d’avance.

                                               Xavier

Le voilà, le père de famille, en bras de chemise déjà rasé. La quarantaine avancée, il a de beaux yeux bleus. Discret embonpoint, dont il s’occupe chaque semaine à coup de joggings et de ballade en vélo avec les copains. Bref, il peut encore plaire. D’ailleurs, il y a quelques mois, il a eu, lui aussi, quelques conversations téléphoniques furtives, planqué derrière le frigo. Bref, une liaison avec une certaine Gisèle. Mais apparemment, ça n’a pas du tenir longtemps. Ou alors, je ne suis pas au courant : il a pu trouver un autre endroit pour téléphoner.

Pour le moment, il est d’excellente humeur. Il a du lire quelque part que le petit déjeuner est le moment idéal pour cimenter les liens familiaux :

-« Alors, Bertrand, quels auteurs étudiez-vous cette année en français ? »

Le pauvre Bertrand, qui a un mal fou à émerger de sa torpeur naturelle avant 11 heures du matin, ne s’attendait pas à être attaquer sur le terrain culturel dès potron-minet. Comme il craint un peu son père, il bafouille, au hasard :

-« Racine… »

Il n’est pas sûr. C’est peut-être Corneille, mais il n’a pas une claire perception de la différence.

-« Ah ! Racine….Iphigénie… »

Le père aimerait réciter quelques vers de mémoire pour impressionner la foule, mais il a un trou… Bertrand échappe de justesse à un interrogatoire approfondi. Xavier se tourne vers sa fille :

-« Et toi ma puce, comment ça va à l’école… »

-« La maîtresse veut nous emmener au Musée des Sciences ! »

                                               Tête-à-tête

Odile redescend. Elle s’est apprêtée dans une ravissante petite robe noir qui lui va à merveille. En plus, elle sait mettre en valeur son regard sombre. En retouchant une dernière fois son maquillage, elle s’écrie d’un air dégagé :

-« Xavier, tu n’oublies pas de mener ma voiture à la révision ?? »

Xavier, qui pensait sans doute avoir une journée tranquille, a un vague hoquet :

-« Tu ne pourrais pas le faire…j’ai un millier de choses qui m’attendent aujourd’hui… »

-« ……… »

Il a compris. Elle a horreur des choses qui complique la vie. Mener sa voiture au garage, c’est d’abord se dérouter de son chemin. Attendre au comptoir qu’on veuille bien se préoccuper de vous. Expliquer au mécano goguenard l’état de santé du véhicule alors qu’elle n’en a aucune idée. Repartir par le bus avec plein de gens qui vous regarde dedans. Et puis arriver au bureau, probablement en retard. Tout ça l’exaspère. Après tout, Xavier peut bien se dévouer.

-«  Bon, ok ! »… nouveau soupir.

Il termine son déjeuner et fait consciencieusement la vaisselle. Ca a l’air de le rassurer de faire la vaisselle du petit déjeuner. J’imagine que dans son esprit ça doit faire partie de la panoplie de l’homme moderne, qui est, bien entendu, pleinement conscient de la nécessité de partager les tâches ménagères. Ayant rincé trois bols, Xavier s’estime quitte avec cet aspect de son sacerdoce matrimonial.

Mais, au moment de s’essuyer les mains, il se souvient qu’il a tout de même une flèche en réserve :

-« Chérie, tu te souviens que nous dînons chez ma mère, dimanche ? »

Le « chérie » est tout de même un peu hypocrite. Odile l’a bien senti :

-« C’est obligatoire ??? »

On ne fait pas plus aimable. Mais elle sait déjà qu’elle est coincée. Dimanche, elle ne pourra pas prendre le prétexte d’une visite chez une copine pour aller voir son interlocuteur téléphonique du soir.

-« Chérie…. Elle nous rend service en s’occupant des enfants, on peut bien lui rendre une petite visite…. »

« Chérie » ne répond même pas. J’ai l’impression que ça vaut mieux. Elle crie dans la montée d’escalier :

-« Charlotte dépêche toi, nous allons être en retard à l’école !! »

Cavalcade dans l’escalier. Charlotte embrasse son père. Furtivement, Xavier serre sa fille contre lui. L’espace d’un instant, il a l’air profondément heureux. Puis, la porte d’entrée claque, il se retrouve seul. Il respire, regarde dans le vague puis se sert un nouveau bol de café

Laisser un commentaire