Qu’est-ce que tu veux faire quand tu seras grand ? (1)
Moi, je serai aventurier. Je ne sais pas encore dans quelle partie, mais je dois m’enivrer d’aventures. Et j’ai grande soif !
D’abord, il faudra que l’on puise m’identifier par un vrai look. Comme Tintin au Tibet ou alors l’aventurier de l’Arche perdue. Je me coifferai d’un béret basque, m’entourerai le cou d’une écharpe jaune et porterai une toge rouge dont je m’envelopperai pour affronter les sables du désert ou les frimas de l’Alaska. Une vieille carabine à plombs en bandoulière complétera judicieusement mon accoutrement. Ainsi paré, je parcourrai le monde à la recherche des vestiges de civilisations anciennes que les plus grands spécialistes ignoreront.
Je pourrai commencer par une expédition chez les bergers qui vivent sur les hauts sommets alpins. Ce n’est pas très loin, me dira-t-on. Justement, j’y serai plus vite. Je vivrai avec eux leur vie rude, au contact de la nature, de l’air pur et des moutons paisibles. J’en sauverai quelques uns des loups dont on repeuple nos montagnes. Le soir, alors que le ciel d’été s’assombrira doucement dans des teintes mauves ou flamboyantes, nous rentrerons d’un pas lourd et serein à la bergerie. Pas trop tard quand même pour ne pas manquer le journal de vingt heures. Après la soupe aux légumes variés dont l’authenticité n’aura rien à voir avec les produits en sachets que maman achète au supermarché, nous partagerons la gnaule traditionnelle. Solide et majestueux, je siroterai sans sourciller le breuvage que les autochtones me tendront, celui que personne n’aura osé mettre dans les réservoirs d’avion à réaction de peur de les endommager.
Après cette première expérience, je monterai un voyage d’étude chez les pygmées. Comme je mesurerai plus d’un mètre quatre-vingt dix, tout en muscles, je ne craindrai pas d’agression dans leurs contrées forcément inhospitalières. Peut-être même me vénèreront-ils comme un dieu ! J’étudierai leur mode de vie et leur apporterai un peu des bienfaits de notre civilisation. Par exemple : le téléphone portable, le fast-food, l’euro… Eux m’enseigneront l’art de la cueillette et du tir à l’arc. Le soir, aux sons lancinants des tam-tams, les femmes entameront une sarabande mystérieuse autour de moi avant que la fille du chef ne finisse par succomber à mes charmes dans une nuit d’ivresse insensée de volupté.
Après toutes ces émotions, je reviendrai un jour, barbu et dépenaillé, dans mon village natal. Je me ressourcerai pendant quelques semaines, tout en préparant de nouveaux projets. Je susciterai l’admiration des anciens qui m’ont vu naître et des femmes aux yeux desquelles la petite vie routinière de leurs époux paraîtra soudain d’une médiocrité insigne et pitoyable. A la veillée, les villageois m’entoureront en me suppliant de raconter mes voyages. Et là, le regard perdu dans le feu qui crépitera dans l’âtre, je commencerai en disant :
- Ah ! Là-bas, c’est autre chose ! Vous ne pouvez pas vous imaginez !
Après avoir repris quelques forces, poussé par un élan irrésistible et un appétit de découverte insatiable vers d’autres civilisations et d’autres horizons, je partirai chez les Talibans d’Afghanistan afin de pénétrer ce monde ésotérique et effrayant. Je me laisserai pousser une barbe noire informe. Aux dires des femmes, le bouc m’irait très bien. Je n’irai peut-être pas dans la branche armée. Les Talibans comprendront sûrement que le bruit du canon me donne des bourdonnements dans les oreilles. Je prendrai l’option « administration générale ». Ils doivent bien avoir un service logistique dans leur organisation ! J’en rapporterai un reportage unique que les journaux s’arracheront à mon retour : « Il a vécu six mois chez les Talibans ! ».
Et puis, vers quarante ans, j’ouvrirai une école d’aventuriers en Chine. Les Chinois sont réputés pour recruter les meilleurs où qu’ils se trouvent dans le monde. D’ailleurs, je crois qu’ils ont déjà un œil sur moi. Mademoiselle Minh notre voisine me regarde avec intérêt : elle me dit tout le temps bonjour lorsqu’elle me croise dans l’escalier. Elle est, parait-il, Vietnamienne, et non pas chinoise. Mais enfin, tout de même, ça me rapproche de l’Extrême Orient. Elle a sûrement des contacts du coté de la place Tienanmen. Les chinois me vénèreront comme un demi-dieu, au moins, et moi je m’emplirai de la sagesse millénaire de leur philosophie et de leurs légendes.
Quand j’en aurai fini avec les Afghans et les chinois, il faudra que je tente un exploit jugé irréalisable. On dira de moi que je suis un être hors norme, assoiffé d’exploits, repoussant sans cesse les limites de l’humain. Déjà, je m’entraîne virtuellement avec ma console de jeux informatiques. Je viens de traverser l’Alaska en trois heures trente, en traîneau et en tee-shirt ! J’ai nettement battu Julien, mon voisin de classe qui s’est fait dévorer par les loups en cours de route. Décidemment, il n’est pas assez rapide.
Le tour du monde en ballon dirigeable, c’est déjà fait. Peut-être pourrais-je envisager la traversée du lac d’Annecy en pédalo, pour me faire la main, si j’ose dire. J’ai pensé également à l’ascension de l’Annapurna à reculons. Il parait que dans ce genre d’expéditions, on a le droit d’emmener une armée de sherpas qui portent les sacs. Il suffirait de prier l’un d’entre eux de grimper au sommet et il me hisserait jusqu’à lui grâce à un câble solidement amarré à ma taille. J’ai déjà tout prévu !
Ma mère ne mesure pas encore très bien l’étendue de ma vocation. Elle me dit qu’en guise de premier exploit, je devrais commencer par ranger ma chambre. Son léger désordre l’indispose. Selon elle, je devrais également tenter une traversée de la rue pour aller chez l’épicier du coin quand elle a besoin d’y faire quelques menues commissions. Il semble qu’une telle démarche lui faciliterait la vie courante. Mon père, lui voudrait que j’envisage une remontée fulgurante en arithmétique. Il pense que ma traversée du grand nord canadien pourrait être repoussée de quelques années. Il y aurait, selon lui, certaines difficultés financières pour la financer dans l’immédiat. Quelques résultats scolaires significatifs pourraient – me dit-il- l’aider à dégager des fonds pour me sponsoriser.
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