Un petit déjeuner divin
Sur les hauteurs de l’Olympe, les dieux s’ennuient. En ce printemps naissant, on voit parfois les divinités déambuler dans les champs en bavardant par groupe de deux ou trois. Ils parlent du temps, de la saison, du passage des nuages. Ils n’ont plus beaucoup de conversation nos Dieux, depuis si longtemps! Parfois, ils croisent un berger maussade et quelques moutons bêlant qui paissent dans les alpages, indifférents et sereins.
Un constat s’impose : les dieux de l’Olympe sont en crise. Plus personne ne croit en eux dans ce bas monde, c’est-à-dire dans ce monde qui s’étale là, en bas de la montagne. Aux dernières nouvelles, il subsisterait une religion polythéiste qui réunirait vingt deux ou vingt trois adeptes. Pour le vingt troisième, des vérifications sont en cours : il semblerait que l’impétrant ait confondu l’Olympe et l’Olympique de Marseille.
Grâce à leur expérience, les plus anciens de cette collectivité trouvent encore une occupation. Ariès, le dieu de la guerre, réussit à entretenir quelques conflits armés entre peuplades reculées. Dyonisos, le maître absolu du vin, défend son produit avec âpreté en dépit de la concurrence du cartel des eaux minérales. Poséidon a réussi un très joli coup en déclenchant un tsunami récent et quelques tempêtes océanes dont les humains se souviendront. Mais globalement, c’est le désoeuvrement qui gagne le pays des dieux puisque les hommes n’ont plus foi en leur existence.
Même Zeus, le Dieu Suprême, n’a plus la pêche. Il vieillit et, du haut de ses montagnes, regarde son entourage avec tristesse. Pourtant celui-ci s’est enrichi de nouvelles naissances. Le dernier arrivé est le fils d’une des Parques, Clotho que l’on voyait souvent gambader dans les champs en compagnie d’Alphée. Ces jeunes fous se sont unis et ont procréé. Le bébé est nommé Lucullus.
A son arrivée, le problème qui se posa à Zeus fut d’attribuer un domaine d’action à Lucullus. Les principaux postes étaient déjà attribués. L’amour était pris, les arts, la sagesse, le commerce avaient un titulaire. Il ne restait plus de place à pourvoir. Il fallait d’urgence créér une nouvelle occupation divine. Après avoir pris conseil auprès de son vieux compagnon Dyonisos qui revenait d’une longue séance de dégustation dans ses nouvelles caves, Zeus décida que Lucullus serait le Dieu des Abris-Bus. Lucullus rimait avec bus, Dyonisos avait considéré que cette consonance serait un bon présage pour l’activité de la nouvelle divinité.
Lorsque Lucullus atteint l’âge de raison, il fut fort embarrassé de cette fiche de poste. A part constater leur existence, il ne voyait pas très bien ce qu’il pouvait faire des abris bus.
Il devait néanmoins justifier son rang. Lucullus étudia longuement les arrêts où les humains s’aggloméraient pour attendre le passage de leur transport en commun préféré. Il fut frappé par l’atmosphère de morosité qui régnait dans ses petites guérites. Certains usagers lisaient le journal, d’autres regardaient leurs pointes de souliers, d’autres encore fixaient tristement un point invisible devant eux. Aucun ne parlait à son voisin et semblait avoir peur que celui-ci lui adresse la parole. Lucullus pensa qu’il se devait d’apporter un peu de félicité dans ce lieu si particulier.
Aussi, Lucullus jeta son dévolu sur un petit abri d’une banlieue française morne, banale et sans caractère. Ainsi, s’il échouait à y imprimer sa marque divine, peut-être aurait-il la chance que personne ne le remarque ce qui lui permettrait d’échapper aux foudres de Zeus qui n’aime pas beaucoup qu’un Dieu ne se montre pas divin.
Chaque matin, cet arrêt de bus réunit trois personnages qui, confirmant les observations de Lucullus, ne se parlent jamais, chacun feignant même d’ignorer la présence des autres en regardant dans le vague tout en attendant le passage de l’autobus qui les conduit chaque jour vers leurs occupations.
Il y a là Ludovic, chargé de clientèle dans une grande banque du centre ville. Ludovic est toujours vêtu avec la classe qui sied à l’homme d’affaires qu’il estime être devenu. La veste, la chemise et la cravate sont de couleurs assorties, mais jamais excentriques. De sa main, il lisse souvent un petit bouc d’une coupe soignée, mais son front est souvent barré des soucis de sa fonction. Ludovic montre une allure générale replète, il devrait faire du sport, mais il est débordé de travail ! Ludovic professe des idées d’une grande sagesse : il est partisan des transports en commun pour minorer la pollution automobile !
Marie est une jeune étudiante qui vit encore chez ses parents. Ses longs cheveux blonds laissent échapper une boucle qui tombe avec souplesse sur le coin de son œil gauche. Marie s’habille d’un rien : pull marin, jean et gros ceinturon qui souligne ses hanches ondulantes. Le plus souvent elle porte deux écouteurs dans les oreilles en se concentrant sur la musique qu’elle aime. Sa silhouette fine s’adosse souvent à la structure métallique de l’abri dans une attitude rêveuse en attendant le bus 36.
On dit de Marcelle que c’est une forte femme, et l’on ajoute fréquemment de caractère et de poigne. En donnant trois enfants à son Marius, elle a eu une vie droite et bien remplie. Bientôt ce sera la retraite, les petits enfants le dimanche et parfois la visite des anciens collègues de travail qui évoqueront le bon temps. Mais Marcelle n’est pas du genre à se répandre en regrets ni à s’attarder sur l’existence des autres. Employé depuis, trente ans dans la même administration au même endroit, Marcelle a tout connu et notamment le temps où il n’ y avait pas d’abri ce qui l’obligeait à attendre le bus sous la neige et la pluie en hiver, dans la canicule brûlante en été.
C’est décidé ! Lucullus va intervenir dans cet abri. Il faut y mettre une ambiance agréable sinon Marie, Marcelle et Ludovic vont passer toutes leurs matinées ensemble, mais ne se connaîtront jamais ! Au matin du 24 mars, la brume se lève difficilement quand Marie arrive la première au rendez-vous habituel. Absorbée par les rythmes endiablés qu’elle diffuse dans ses oreilles, elle ne remarque rien d’emblée. Puis en écarquillant les yeux, elle s’aperçoit qu’un homme curieux se dresse devant elle. En smoking blanc le sourire aux lèvres, la chevelure gominée, il tient un bar installé sous l’abri :
- Un petit déjeuner, Mademoiselle ?
Marie n’a pas le temps de répondre. Marcelle arrive dans son dos :
- Où ils z’ont mis l’arrêt de bus ?
Lucullus s’incline. Il explique qu’il est le Dieu des abris, il prend donc des mesures pour rendre cet endroit plus agréable.
- C’est pour une émission de télé ?
C’est Ludovic qui vient d’arriver. Il maugrée : aujourd’hui, il a un rendez-vous important et c’est justement cette date que choisi un hurluberlu pour faire l’intéressant. Si ça se trouve, il va lui faire rater son bus.
Lucullus a installé des fauteuils profonds sous son abri. Des hauts parleurs diffusent de la musique douce. Marie commence à s’amuser : elle a commandé un thé citron que le serveur improvisé, serviette sur l’avant-bras, lui apporte avec déférence. Marcelle et Ludovic boudent dans leur coin. Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? Un pub à la place de leur abri quotidien ? Marcelle et Ludovic s’interpellent pour se dire leur mécontentement, ils se confortent l’un l’autre dans leur grogne. Ils vont interpeller la régie qui s’occupe de la ligne de bus. C’est inadmissible ! Lucullus pense qu’il a déjà réussi à faire en sorte qu’ils se parlent !
Pendant ce temps, des passants d’abord surpris puis conquis, s’arrêtent, interrogent et passent commande qui un petit whisky, qui un chocolat chaud, qui le journal du jour. Lucullus grâce à ses pouvoirs surnaturels se multiplie pour servir chacun gratuitement et gaiement. Des conversations s’engagent : certains trouvent que la mairie a eu une bonne idée de transformer cet arrêt en bistro de luxe en plein air, d’autres pensent qu’il faudrait étendre cette initiative sur tout le parcours qui mène aux lieux de travail. Bientôt plusieurs dizaines de personnes se pressent autour de Lucullus. Des verres et des tasses fumantes circulent. Les adeptes du trempage immergent leur croissant dans leur café. La foule empiète sur la rue et gênent la circulation. Les cris, les klaxonnes s’entremêlent dans un capharnaüm indescriptibles.
Seul Ludovic et Marcelle continue à ronchonner. Le spectacle qui se déroule sous leurs yeux n’a plus rien à voir avec un abri bus. S’il n’y a plus d’abri, il n’y a plus de bus. Et s’il n’y a plus de bus, il n’y a plus de boulot. La pagaille est encore pire que les jours de grève. Ils vont sûrement être en retard au bureau.
Le lendemain, Lucullus est de nouveau au rendez-vous. Marie est venue tôt. Elle se transforme en serveuse de ce bistrot surnaturel. Marcelle et Ludovic arrivent ensemble. Ils s’exclament : la plaisanterie commence à les agacer.
- N’est-ce pas, Monsieur Ludovic
Ludovic agite un index menaçant en direction de Lucullus
- Madame Marcelle a mille fois raison ! On nous prend en otage !
De nouveau, les passants s’agglomèrent et passent gaiement leurs commandes. Certains s’installent dans les fauteuils mauves que Lucullus a disposé de façon à ce que les conversations soient commodes.
Voilà le beau bus rouge de Lucien, le conducteur de la ligne 36. Lucien descend prestement de son engin, en relevant la visière de sa casquette.
- C’est une bonne idée, je prendrais bien un petit noir !
Ludovic et Marcelle sont atterrés en observant le machiniste s’accouder au bar :
- Alors là, c’est le bouquet !
Le troisième jour, les autorités sont débordées ! La circulation est bloquée dès potron-minet, les habitants du quartier ne vont plus travailler, les cafetiers hurlent à la concurrence déloyale ! Ludovic, un des plus ardents défenseur du transport collectif a du reprendre sa voiture et proposer d’emmener Madame Marcelle à son bureau ! Lucullus fait en sorte qu eces deux là s’entendent de mieux en mieux. Une petite amourette entre ces deux grincheux donnerait une touche finale subtile à cette fresque de bonheur et de félicité qu’il a dessiné dans ce quartier !
Tout en haut de l’Olympe, Zeus se gratte la tête d’un air bien embêté. Il vient de recevoir des mails très désobligeants de la part de la municipalité. Un ministre en personne s’est inquiété de la situation auprès de lui. Si le peuple ne peut plus partir dans la petit matin, blême, découragé, la situation sociale devient explosive. Encore un peu, et les citoyens voudront ne rien faire, être chouchoutés et pourquoi pas être heureux ! Un petit déjeuner divin en pleine rue ! On n’a pas idée aussi ! Les dieux, s’ils existent, sont priés de se mêler de préoccupations beaucoup plus spirituelles.
Devant un tableau aussi alarmant, Zeus rappelle Lucullus en urgence.
- Bon, on va peut-être arrêter avec les abris bus ! Qu’est ce que tu penserais des locomotives à vapeur ? C’est bien ça, les locomotives à vapeur…
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