Un auteur embarrassé

Marcel Douteux est l’auteur à succès que tout le monde connaît. « Week-end prolongé jusqu’au samedi », c’est lui. « Rendez-vous au rayon des conserves », c’est encore lui. « Quand passent les serpillières », c’est toujours le même. Mais aujourd’hui, il est en panne d’inspiration, Marcel. D’abord, il ne s’appelle pas Douteux. Ce pseudonyme flattait son goût pour l’autodérision au début de sa carrière. Mais aujourd’hui qu’il nage en plein doute, il voudrait changer. L’éditeur Alfred Mortimer n’est pas du tout d’accord, mais alors pas du tout. Il a investi un fric fou sur le nom de Douteux, il ne va tout de même modifier sa stratégie commerciale maintenant. Au lieu de se mêler d’affaires sérieuses, l’auteur ferait mieux de s’activer pour finir son prochain roman dont il n’a pas encore trouvé le sujet.

Marcel ne manque pourtant pas d’imagination. Ses poches débordent de petits papiers mystérieux où il a noté les idées qui lui viennent n’importe quand, n’importe où. Mais il n’arrive plus à les développer.

S’il écrit dans l’imaginaire, Mortimer lui répond que personne n’y comprend rien. Il lui faut du concret à Mortimer, rien que du concret !

Il a tenté un policier à la fin duquel les méchants sortent vainqueurs. C’était un magnifique contre-pied à la pensée dominante et moralisatrice. Mortimer n’a pas apprécié :

-          Tu tiens à nous faire perdre la moitié de ton public ?

Marcel pourrait aussi rédiger une fresque historique. Ce serait bien ça, une fresque historique : une aventure de cap et d’épée au temps des rois capétiens, la France en redemande. « Pas le temps » fut le seul argument d’Alfred Mortimer.

Il ne reste plus qu’à faire dans le classique. Un truc bien connu qui ne désarçonne personne. Roméo et Juliette par exemple. L’amour impossible. Transposé à l’époque moderne, bien entendu. « Avec une pointe d’érotisme… » suggère Mortimer.

Marcel Douteux se met au travail. Pour l’érotisme, il n’a rien promis, il ne sait pas manier les descriptions sensuelles..

Le héros d’abord. Il s’appellera, Louis. C’est un peu ringard, mais comme il va être très pauvre, il ne faudrait pas qu’il soit affublé d’un prénom trop bling-bling. Et puis, il sera fils de Rmiste. Marcel est au courant : techniquement on est passé au Rsa, mais les nouveaux dispositifs ne sont pas encore ancrés dans l’inconscient populaire. Donc Louis sera fils d’un Rmiste. On l’appellera Norbert, c’est vieillot et insupportable : ça fera parfaitement l’affaire pour un prénom de Rmiste.

Le premier obstacle, c’est que les Rmistes évitent en général d’engendrer une famille nombreuse, coûteuse à  nourrir. Très bien. Mais Louis est né dans les années heureuses lorsque son père régnait sur son atelier de métallurgie. Depuis, la crise est passée, les productions chinoises à bas prix aussi et le père de Louis a tout perdu : son modeste atelier, ses petits revenus, sa petite maison, sa femme, son chat, son compte sur livret.

Louis a donc vécu seul avec son père au fonds d’une cité, laide à pleurer, infestée de trafics louches et peuplée de crapules sortant de prison ou alors ne tardant pas à y entrer.

Mais Louis se révèle rapidement un garçon extraordinaire. Les filles trouvent sa tignasse blonde et ses yeux bleus parfaitement craquants. Il s’entraîne assidûment dans une salle de sport minable du quartier pour se forger une musculature impressionnasse.  Au collège, les profs le couvrent de louanges. Très entraîné au close-combat ou aux techniques de self défense, le corps professoral avait oublié la possibilité de l’existence d’un élève calme, pondéré, désireux d’apprendre. Comme l’a dit un jour Monsieur Pierrot, le principal du Collège :

-          Ça nous a fait tout drôle !

Malheureusement, le père de Louis n’a pas eu les ressources suffisantes pour financer de longues études à son fils. Ce fut donc le CAP de chaudronnier.

Marcel Douteux réfléchit un instant. Non, on va dire que Louis va obtenir un CAP de plombier. Un artisan plombier, c’est populaire, tout le monde c’est ce que c’est. Un chaudronnier, c’est plus compliqué à expliquer et ça intéresse beaucoup moins.

Marcel Douteux s’inquiète de nouveau. Les plombiers manquent cruellement sur le marché du travail. Quand il pense au mal qu’il a eu à faire venir un plombier pour réparer le chauffe-eau de sa salle de bains, puis à la facture mirobolante qui lui a été présentée, il pense que la profession organise la rareté de ses effectifs pour faire monter ses tarifs. Il faut que Louis soit miséreux, pas trop, mais enfin qu’on sente bien qu’il tire le diable par la queue. Un plombier installé dans une luxueuse villa détruirait l’équilibre de son histoire.

Il décide de laisser Louis dans les robinets et les tuyauteries. On réglera le détail de ses revenus  plus tard.

Né dans un environnement misérable, Louis grandit comme une fleur sur un tas d’ordures, résiste à toutes les tentations, évite les mauvaises fréquentations, se fait respecter des bandes du quartier et s’intègre dans la société grâce à un métier manuel et modeste mais bien de chez nous.

Marcel Douteux relève sa plume. Il tient son premier personnage. Il présente Louis à Mortimer qui fait la moue :

-          Il pourrait quand même avoir fait un peu de prison ou alors agressé une fille dans une cave ! Non ? Ça corserait un peu le personnage !

Marcel ne voit pas comment Juliette pourrait tomber amoureuse d’un taulard ou d’un violeur. Non, il faut que Louis soit un type bien !

Juliette maintenant. On va l’appeler Marina, c’est moderne, ça fait féminin et puis « Louis et Marina », ça ne sonne pas mal. Marina est belle comme l’aurore évidemment. Marcel se dit qu’il va falloir qu’il renouvelle ses images pour décrire sa beauté. Elle ne peut être simplement belle comme le jour, ou avoir des yeux de biche en amande. Ni bénéficier d’un teint de pêche ou alors du dessin finement ourlé de ses lèvres pulpeuses ou encore moins d’un cou gracile ou d’un port de tête royal. Il va falloir trouver mieux.

-          Où ai-je fourré mon dictionnaire de synonymes ? s’interroge Marcel.

En attendant, pour reprendre une image surfaite, on va dire qu’elle est née avec une cuiller d’argent dans la bouche. Fille unique de Marie, veuve richissime de Jean Dugrain-Latour, puissant financier et homme d’affaires international, disparu voilà quinze ans dans un glorieux accident de chasse, à la veille de ses quarante trois ans. Elevée par sa mère, douzième fortune de France, Marina n’a pas eu d’autres soucis que celui de venir au monde et de croître en intelligence et en charme.

Pour faire moderne, il faudrait tout de même qu’elle ait un job. Pas trop fatigant : styliste de mode par exemple. Elle ne ferait pas grand-chose, ayant une armée de salariées à sa botte, mais, grâce à sa famille, de richissimes clients se presseraient pour bénéficier de ses conseils en décoration. Elle aurait décoré la voiture d’un Emir du Koweit, la salle de bain d’une diva du cinéma, les toilettes d’un cinéaste. Sans même se déplacer.

Par sa culture, son éblouissante beauté, sa grâce elle enchanterait tous ses interlocuteurs.

-          Bon, ben, c’est pas tout ça, dit Louis, mais où est-ce que je la rencontre cette gonzesse ?

Marcel est obligé de reconnaître qu’il y a là un problème. Louis ne peut fréquenter les partys des Dugrain-Latour à moins d’organiser une fuite d’eau phénoménal en pleine réception mondaine. Alfred Mortimer n’y croit pas du tout. Il n’aime pas les loufoqueries qui amusent pourtant beaucoup son auteur.

Marcel organise néanmoins cette rencontre. Après tout, c’est l’auteur qui est le mieux placé pour « sentir » ses personnages, non ?

Nous voilà donc le 14 juillet, les Dugrain-Latour ont organisé une monstrueuse garden-party sur leurs pelouses de leur résidence de Rambouillet. La fête bat son plein et des records de fréquentation. Les serveurs en vestes blanches, les mains chargées de plateaux, se faufilent habilement entre les groupes de smokings élégants et de chapeaux démentiels et bigarrés, dégoulinants de fleurs, de papillons et d’on-ne-sait-trop-quoi.

Soudain, un cri d’effroi retentit, venant d’une fenêtre du château des Dugrain-Latour. C’est la mère de Marina. Alors qu’elle avait envie de se rafraîchir un peu le visage, elle vient de  découvrir une énorme fuite d’eau dans sa salle de bains. Du coup, elle ne s’est pas humectée les joues, par contre elle est immergée jusqu’au genoux d’une eau grise et suspecte.

Marina accourt. Vite, Valentin le majordome est chargé de quérir un plombier. Par le plus grand des hasards, Louis est disponible. Aussi, voit-on dans le quart d’heure suivant, le foule des costumes et des robes soyeuses s’écarter pour faire place à sa camionnette jaune d’or sur la carrosserie de laquelle on peut lire « Louis, le plombier qui vient dès qu’on l’appelle ! ».

Marina accueille Louis. Elle est charmante dans sa robe bleu ciel d’été qui découvre ses épaules nues et bronzées. Charmante, mais un peu remontée :

-          Ah ! vous voilà ! Vous en avez mis un temps !

Louis est décontenancé par cet accueil. Comment peut-on avoir d’aussi jolies jambes et être d’un caractère aussi acariâtre. Il se met au travail néanmoins. Mais la fuite le fuit, si l’on peut dire. Dans une salle de bains ravagée par trente centimètres d’eau, il n’arrive pas à la localiser. Derrière la porte, la belle s’impatiente :

-          Alors ça vient ? Vous trouvez ?

Marcel Douteux s’éponge le front. Le récit s’emballe un peu trop vite pour lui. Comment va-t-il s’y prendre pour rapprocher les deux jeunes gens ? Surtout avec le carafon de la jeune fille, ça ne va pas être facile ! Et si Mortimer avait raison ?

Voici que Louis prend une initiative. Devant son impuissance, alors que le niveau d’eau ne cesse de s’élever, il ouvre son portable et appelle son père au secours. C’est un bon bricoleur, il saura trouver la fuite, lui !

Une demi-heure plus tard, les deux hommes colmatent enfin l’orifice, source du désastre. Ils sortent dans le couloir accueillis par les chaleureuses félicitations de Marina :

-          Enfin, c’est pas trop tôt ! Vous en avez mis un temps !

C’est à ce moment précis, alors qu’il essuyait ses mains râpeuses sur la salopette à la couleur innommable qu’il portait autrefois sur les chantiers, que le regard de Norbert, le papa de Louis croise celui de Marie, la maman de Marina. Celle-ci, malgré ses soixante cinq ans, tombe immédiatement sous le charme de cet homme, fruste certes, mais tellement simple, tellement peuple.

Au bout du couloir, des éclats de voix entre Marina et Louis se font entendre à propos de la facture présentée par le plombier, tandis que Marie et Norbert échangent timidement leurs cartes en se promettant de se revoir.

-          N’y compte pas ! Ces gens ne sont pas de notre monde !

C’est le cri de Marina à sa mère lorsque cette dernière lui révèle son coup de foudre après le départ des deux plombiers. Marie sait désormais qu’il lui faudra affronter les siens pour conquérir Norbert.

-          Il n’en est pas question ! Cette famille est insupportable !

Dans la camionnette jaune d’or, Louis répond vertement à la même confidence de son père. Le silence qui suit dans la voiture est pesant. Norbert sait qu’il faudra se battre contre sa famille pour aimer Marie.

Marcel Douteux est littéralement épuisé. Il a tout tenté pour créer une atmosphère complice entre Marina et Louis. Mais, chemin faisant, la situation lui a complètement échappé. Il se retrouve avec une adaptation un peu curieuse de Roméo et Juliette.

Il se dit que Mortimer ne va pas aimer. Néanmoins, Marcel est certain que le lecteur sera captivé par la seule question qui vaille : l’amour contrarié de Marie et Norbert résistera-t-il à l’opposition de leurs deux familles ?

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