Travailler plus…. (bis repetita)

Sur la planète Zénon, tout était en ordre. La société y était divisée en dix classes. La classe 10 était composée d’un nombre restreint de personnes qui élisaient parmi elles le Numéro 11. Celui-ci devenait le seul maître à bord. Même Dieu ne lui disputait pas le titre puisque la seule Foi admise sur Zénon était la Croyance dans la vertu de l’Autorité. Les numéros 10 commandaient aux numéros 9 qui donnaient des ordres aux numéros 8 et ainsi de suite…. Plus on descendait dans la hiérarchie, plus il convenait que les gens travaillent longtemps d’abord pour assurer la survie de la collectivité et ensuite pour qu’ils n’aient pas le temps de réfléchir, ce qui aurait présenté le risque immédiat d’une remise en cause de l’ordre établi.

Dans cette société, la caste de savants avait un statut particulier qui les tenait à l’écart de la pyramide sociale. Les experts de Zénon avaient fortement progressé dans leur connaissance de l’univers jusqu’à découvrir une planète éloignée, strictement semblable à la leur : la Terre. La composition chimique du sol et celle de l’atmosphère étaient strictement identiques. Le climat s’apparentait également à celui que les habitants de Zénon connaissaient. Les mêmes causes produisant les mêmes effets, les savants de Zénon découvrirent que les Terriens étaient structurés comme leur congénères et qu’apparemment, ils avaient les mêmes conditions de vie. Apparemment seulement, car il existait une différence de taille.

En effet, les éminences scientifiques de Zénon s’aperçurent que les Terriens formaient une espèce d’êtres complètement désordonnés. Au début de leur Histoire, tout allait bien. Leurs sociétés comprenaient des maîtres et des esclaves, les seconds obéissant servilement et travaillant au seul profit des premiers lesquels ne fichaient rien de leurs journées. Pour les zénoniens, la situation était normale.  Mais peu à peu, les castes dirigeantes avaient été débordées par des jacqueries et des révoltes insensées de serfs et de vilains si bien que, dans certains pays, un régime complètement anarchique fut instaurée : la démocratie ! Les savants de Zénon ne comprenaient absolument pas comment on pouvait gérer efficacement les affaires d’une nation si chaque citoyen avait le droit à la parole. Sur leur planète, un tel cafouillage était absolument inenvisageable !

Numéro 11, dans sa grande sagesse, craignait pas dessus tout qu’un tel mauvais exemple gagne les zénoniens qui pourraient avoir envie de renverser le système d’autorité grâce auquel sa planète vivait si tranquillement.

Dans les années 2000, Numéro 11 prit une première mesure. Il ordonna que l’on envoie une première colonie de zénoniens sur Terre avec pour objectif précis d’y restaurer l’autorité qui manquait à ces humains si brouillons. Après tout, c’était aussi dans leur propre intérêt ! Numéro 11 décida que cette mission opérerait, à titre expérimental, dans un pays qui lui paraissait fortement touché par le mal démocratique : les français. Avec leur tempérament paillard, désobéissant, rebelle, les français s’étaient fait un devoir et même un honneur de résister à toutes les formes de domination que l’Histoire avait cherché à leur imposer. Finalement chaque français faisait ce qu’il voulait. Certains allaient même jusqu’à tourner leurs chefs en dérision !

Les premiers zénoniens arrivés en France prirent donc les commandes du pays. Quelques uns furent désignés chefs d’entreprise. Ils appliquèrent un management très strict dans les usines et les bureaux. Chaque salarié devait avoir ses objectifs, son tableau de bord de façon à ce que son supérieur puisse le sanctionner chaque fois qu’il dévierait de sa trajectoire. On pouvait ainsi tout contrôler. Malheureusement, les salariés de ce pays s’avérèrent intenables. Certes, les chefs zénoniens réussirent à imposer leur ligne de conduite, mais les français avaient une fâcheuse tendance à respecter la forme du management tout en faisant à peu près ce qu’ils voulaient dans leur vie quotidienne. Ils avaient développé un mauvais esprit tel qu’ils réussissaient toujours à « habiller » leurs mauvais résultats de façon à satisfaire leurs supérieurs zénoniens qui se donnaient pourtant un mal fou pour les aider à progresser sur le plan professionnel. Quelle ingratitude !

Dans le même temps, les élites zénoniennes avaient pris les commandes du pays pour instiller dans les affaires nationales l’ordre qui leur faisait cruellement défaut.

Pour sortir les français du marasme, il fallait d’abord accroître le temps de travail car c’était la seule méthode que les zénoniens connaissaient pour éviter que les êtres puissent prendre conscience de leur condition. La première mesure fut de débloquer les heures supplémentaires pour allonger les journées de labeur. Puis, avec beaucoup de bon sens, les dirigeants reculèrent l’âge de la retraite de façon à ce que chacun puisse travailler à un âge très avancé. On pourrait écarter ainsi le risque que les plus anciens aient suffisamment de loisirs pour répandre dans la société on ne sait quelle idée révolutionnaire. Et puis, dans toute collectivité, il convenait que l’exemple vienne des plus expérimentés. L’âge de l’inactivité fut fixé à soixante dix ans. Il sembla aux responsables qu’au-delà de cet âge, personne n’aurait plus la force de discuter l’autorité des classes dirigeantes.

Pour parfaire leur dispositif assis sur le travail, les zénoniens eurent l’idée de pousser les Terriens à travailler le dimanche. Ainsi, les salariés n’auraient plus le repos dominical qui présentait le danger de leur permettre de reprendre des forces voire même de se documenter en lisant des auteurs à la pensée perverse ! La mesure offrait aussi l’avantage de ne pas autoriser ceux qui auraient pu y trouver une quiétude spirituelle de fréquenter les allées de la religion !

Malgré une stratégie sérieuse et rondement menée, les zénoniens furent débordés dans les années suivantes par l’ingéniosité impertinente des français qui, grâce à des subterfuges d’une rare insolence, découvraient mille manières de contourner les règlements pourtant si précisément élaborés par leurs maîtres.

Devant ce capharnaüm, un nouveau zénonien arriva sur Terre vers l’année 2100 pour prendre les commandes. Il avait été formé par Numéro 11 en personne. Grâce à sa silhouette musclée, ses mâchoires anguleuses, et son regard d’acier, on voyait tout de suite que c’était un chef. Enfin, un vrai ! Sa première mesure fut drastique : elle consista à allonger chaque semaine de deux jours afin que les hommes et les femmes comprennent bien qu’il fallait travailler davantage et cesser de jouer les esprits forts.

Chaque semaine se vit ainsi dotée de deux lundis et deux mardis. Dès le début, la Réforme compliqua l’existence dans les bureaux. Lorsqu’on se donnait rendez-vous pour un lundi, il fallait préciser lequel. On prit l’habitude de parler du lundi-un et du lundi-deux. De même pour le mardi. Lorsque le début d’une semaine coïncidait avec le commencement d’un mois, on était parfois obligé de dire :

-          Rendez-vous le lundi-un deux !

De plus, les personnes âgées avaient de la peine à comprendre que le samedi tombait désormais un jeudi et le dimanche un vendredi. Les croyants ne savaient même plus quel était le jour où il fallait manger du poisson !

Mais le zénonien suprême affirma qu’il s’agissait là d’inconvénients mineurs eu égard aux enjeux de compétitivité internationale et qu’il était persuadé qu’il fallait aller plus loin.

En effet après avoir augmenté la durée des semaines de deux fois vingt quatre heures, il eut l’idée de retrancher deux jours aux semaines du mois de juillet et d’août pour dissuader les français de prendre des congés puisque cette période ainsi amputée d’une vingtaine de journées passerait nécessairement plus vite que les autres.

Pour parachever son œuvre, le zénonien, exaspéré par les habitudes des salariés à temps partiel, supprima leurs mercredis de telle façon qu’ils ne pouvaient évidemment plus « prendre leur mercredi » puisqu’ils n’existaient plus ! De plus, il fit glisser subrepticement le lundi de Pentecôte à un jeudi et le jeudi de l’Ascension à un mardi sans l’annoncer. Il fit si bien que personne ne sut où étaient passés ces traditionnels jours de congé, les travailleurs étaient donc bien incapables d’en profiter puisqu’ils en ignoraient la date.

Au final, chaque citoyen se retrouva avec une semaine dont la composition ne ressemblait en rien à celle de son voisin. Le zénonien venait en quelque sorte d’inventer le calendrier à la carte adapté à la situation de chacun de manière à accroître sa productivité.

Pour les hommes et les femmes, la situation devenait très difficile lorsqu’on se disait : « A mardi ! », il fallait sortir des portables et des formules compliquées pour connaître le jour où l’on se reverrait. Le 14 juillet et le 25 décembre tombaient un dimanche pour les uns, un mardi pour les autres. On vit les autorités obligées d’organiser trois fêtes nationales. Les familles se réunissaient plusieurs fois pour mener à bien le réveillon de Noël.

Pendant ce temps, les savants terriens, dont la productivité était surveillée de près, avaient avancé dans leur exploration de l’univers et avaient fini par localiser la planète Zénon et étudier l’étrange comportement de ses habitants. Devant le malaise qu’avaient instauré les réformes du Grand Manager zénonien en France, quelques savants courageux décidèrent d’un coup d’Etat audacieux. Le 24 novembre – on ne savait plus si c’était un jeudi, un mardi ou un dimanche, mais on s’en fichait- ils se présentèrent chez le zénonien-en-chef et le convainquirent de venir visiter une nouvelle navette spatiale qu’ils venaient de construire.

Au moment où le zénonien mit le pied à l’intérieur de l’engin, la mise à feu fut immédiate et le manager fut rapatrié séance tenante chez lui où il reçut un accueil mitigé de la part de Numéro 11 qui ne l’attendait pas si tôt. Les savants français venaient d’inventer le charter interplanétaire.

Débarrassés de leur manager zénonien le peuple français élit enfin l’un de siens. Grâce au bon sens du nouveau président, la situation normale fut rétablie. On retrouva le lundi de pentecôte, le jeudi de l’ascension. Dans le Lyonnais, on récupéra même, perdu dans un coin du calendrier, le troisième jeudi de novembre que les zénoniens avaient prudemment caché en mars. Et l’on put fêter enfin, comme il se doit, le Beaujolais nouveau.

On revint rapidement à la semaine de sept jours, de 35 heures de travail pour les plus actifs. Comme à la belle époque, le temps des salariés fut rythmé agréablement par les jours de congés, les heures de récupération, les absences pour RTT, les grèves des transports, les congés maladies. On retrouva enfin ce mois de mai, si charmant, pendant lequel on se repose plus que l’on ne travaille. On put de nouveau goûter à la douceur des embouteillages sur l’autoroute, en plein soleil, aux alentours du 15 août. Vers Noël, les français savourèrent la joie qu’éprouvaient leurs aïeux à se bousculer dans les grands magasins au coude à coude avec tous ceux qui s’y prennent au dernier moment pour acheter leurs cadeaux.

Enfin ! Enfin ! Le français retrouvèrent l’élément naturel  grâce auquel tant de d’esprits libres ont éclos dans leur beau pays :
la Pagaille Généralisée.

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