Norbert, chômeur

-          Vous comprenez ce que je vous dis ?

Simone est conseillère en placement depuis vingt ans. Elle en a vu défiler des sans emploi : des petits, des grands, des hommes, des femmes, des sans logis, des qui voulaient un emploi au-dessus de leur qualification, d’autres en dessous pour ne pas trop se fatiguer, beaucoup qui faisait semblant de chercher un job… Mais là, elle a en face d’elle Norbert. Enfin quand on dit qu’elle a quelqu’un en vis-à-vis, ce n’est même pas très sur ! Norbert est une ombre, un ectoplasme, une absence.

Si l’on peut dire de certains êtres qu’ils ont une présence, on doit décrire Norbert comme une absence absolue. Au physique, c’est un homme efflanqué, ne sachant jamais que faire de ses bras trop longs, embarrassé par ses jambes interminables qu’il ne cesse de croiser dans un sens puis dans l’autre. Son regard reflète constamment l’effroi comme celui d’un oiseau de proie pris au piège. Il est cerclé de lunettes à la fine monture métallique qui ne convient absolument pas à son visage anguleux et triste. Mais il n’a pas su discuter avec l’opticien qui lui a vendu n’importe quoi, très cher. Ses cheveux déjà gris et constamment gras sont rabattus sans élégance sur le coté. D’ailleurs, on a l’impression qu’il n’a même pas choisi ce coté.

Dès l’enfance Norbert t eu peur de tout. En classe personne ne lui parlait de peur qu’il ne réplique pas puisqu’il ne parlait à personne. Même ses professeurs l’interrogeaient rarement pour ne pas l’affoler. Les meilleurs spécialistes de l’autisme s’interrogeaient sur son cas.  Lorsque Norbert s’exprime, il se terrorise lui-même. Sa voix sort comme un borborygme mou et indistinct. Elle lui semble parfois caverneuse, parfois enrouée d’une raucité insupportable pour son interlocuteur ou encore ridiculement aigue comme celle d’un fausset. Lorsqu’il se lance, Norbert articule mécaniquement des mots qui ne correspondent jamais à sa pensée ou même qui la contredisent complètement. Souvent  il ne comprend même pas ce qu’il dit. En résumé, n’ayant aucune idée de ce qui allait sortir de sa bouche, Norbert préfère la plupart du temps la fermer.

Du coup, sa présence s’avère désespérément transparente. Lorsqu’il essaie de s’insérer dans une discussion de groupe, personne ne lui prête attention puisque, de toute façon, on sait qu’il ne va rien dire ou des banalités sans intérêt. Dans son emploi précédent qu’il a décroché grâce à un acte de mansuétude de son oncle doté de quelques relations dans les milieux d’affaires, il n’a pas tenu très longtemps. Son mutisme, son effacement qui confine à l’inexistence l’ont désigné comme le premier à monter dans la charrette des licenciements lorsque les affaires de son entreprise ont périclité.

Lors de son inscription au bureau du chômage, il a fallu que plusieurs conseillers se mobilisent pour comprendre ce qu’il disait de sa situation personnelle. Lorsqu’il s’est agi de désigner l’un d’entre eux pour suivre le cas de Norbert, tous les regards se sont tournés vers Simone la plus expérimentée du service.

Depuis six mois, les entretiens d’embauche de Norbert ont été catastrophiques, dignes d’être montré en mauvais exemple à tous les sans emploi du reste de la planète. Il a une façon de s’asseoir sur un fauteuil qui donne l’impression qu’il a envie de s’enfuir le plus vite possible. Son attitude rabougrie et repliée est contraire à toutes les règles de l’art de la bonne présentation. Lorsque, soumis à l’interrogation des recruteurs il est obligé de parler, il profère des onomatopées inaudibles en regardant la moquette. Parfois de grosses perles de sueur suintent de son front boutonneux.

Aujourd’hui, Simone s’est décarcassée pour lui  trouver une possibilité d’emploi dans une société de graphisme publicitaire. Depuis longtemps, elle a repéré que, comme tous les grands introvertis, Norbert a des talents artistiques indéniables.

Norbert atteint l’immeuble moderne où l’attend son entretien d’embauche, à reculons. Il observe le sommet de verre du bâtiment avec l’enthousiasme du condamné au pied de l’échafaud, découvrant la guillotine.

Comme d’habitude, l’hôtesse d’accueil, perdue dans la lecture de son hebdomadaire de mode préféré, ne s’est pas rendue compte de sa présence auprès de son comptoir. Norbert tousse légèrement.

-          Oui, c’est pourquoi ?

Norbert a l’habitude d’encaisser cette question ordinairement prononcée d’un ton excédé et rogue. Sur le plan de l’arrogance, il n’est pas déçu : la préposée du jour se distingue particulièrement. Elle n’a pas levé les yeux de son article. Qu’une ombre l’interroge au moment où elle envisage d’attaquer ses mots fléchés est extrêmement dérangeant. On n’a pas idée !

Après avoir toussoté plusieurs fois, au grand dégoût de l’hôtesse, Norbert parvient à expliquer le motif de sa visite.

A l’étage, deux fauteuils de skye noir. A leur état, Norbert devine le passage fantomatique de plusieurs légions de postulants à toute sortes de postes qui n’auront rien fait d’autre dans cette société que de s’asseoir sur ces sièges mal commodes et de lorgner sur deux plantes vertes, mal entretenues et sensées témoigner de la qualité de vie dans cette entreprise.

Première surprise qui, pour un autre que Norbert, aurait pu être agréable. Une jeune femme vient le chercher au bout de trois quart d’heures et non pas des deux heures d’attente habituelles. Tout va bien. C’est-à-dire que, comme à l’ordinaire dans ce genre de circonstances,  il a les mains moites, la gorge sèche, le ventre noué et l’envie de s’enfuir.

Norbert est introduit dans une salle de réunion. Moquette jaune sale parterre, grise au mur. On dirait que les concepteurs de salles de réunion s’ingénient à ne rien montrer d’intéressant qui puissent déconcentrer les occupants de ces lieux. Deux photos encadrées et sans imagination montrent la Tour Eiffel et l’Arc de Triomphe. .

Derrière la table ovale, une jeune fille se lève. Une assistante de peu d’importance, sans doute. Elle tripote compulsivement sa longue chevelure blonde et rougit. Norbert, très occupé à admirer le bout de ses chaussures qu’il aurait du cirer avant de partir n’a pas encore remarqué le trouble de la jeune femme.

Norbert découvre sur sa gauche un autre interlocuteur. L’homme aux cheveux gris et ras est assis, coudes plantés sur la table, appuyant sa tête ronde et ridée sur ses deux mains croisées. Ses yeux gris observent la scène, mais il ne dira rien. Norbert est au bord de la fuite : le coté inquisiteur et sournois du regard de l’homme le pétrifie.

L’assistante ouvre le dossier de candidature en tremblant du bout des doigts. Le  bafouillage de la jeune fille n’a d’égal que le trouble de Norbert. Elle tire sur les manches de son pull déjà trop longues tandis que sa bouche rose tente d’articuler les mots appris ailleurs :

-          Pourquoi voulez vous….Euh… Euh…..

-          Entrer dans votre société ?

C’est sorti d’un seul coup de la gorge de Norbert. Sans fausse note cette fois. Il est surpris. D’abord d’avoir fini la phrase de quelqu’un d’autre alors que la situation inverse l’a si souvent déstabilisé. Ensuite de n’avoir pas senti cette espèce de mouvement irritant de la glotte au moment où il tente de formuler une réplique.

Il vient enfin de relever la tête : la jeune fille est encore plus intimidée que lui. Dans ses yeux clairs, il discerne les lueurs d’affolement qu’il connaît si bien pour les avoir observés dans son miroir. Elle massacre les mêmes trombones que lui en attendant une réponse improbable de son interlocuteur. Il a si souvent tenté de tenir le même discours hésitant, maladroit, inaudible. Comme lui, elle semble convaincue que sa prestation est perdue d’avance et que, de toute façon, elle n’arrivera à rien.

L’homme aux cheveux gris à l’air de s’enficher complètement. Il  reste d’un silence pesant.

C’en est trop. Norbert vient d’être frappé de la grande révolte des timorés. Cette société qui exclut tous ceux qui ont déjà tant de mal à exister l’écoeure. Il ne va quand même pas laisser s’enferrer cette jeune fille qui tente probablement de faire sa place au soleil dans un service inhumain de prétendues ressources humaines. Elle, c’est lui. Lui, c’est elle. Norbert prend d’autorité la direction de la conversation en faisant en sorte qu’elle s’empare des remarques qu’il lui souffle. Il sourit. Oui, Norbert se surprend à sourire pour encourager son interlocutrice ! Il se dit mentalement qu’il faudra qu’il regarde comment il est quand il sourit. Ça doit être curieux.

Norbert a mené de mains de maître l’entretien. Il a répondu à toutes les questions classiques d’un entretien d’embauche qu’il a quasiment mises dans la bouche de la jeune fille. Elle s’est peu à peu détendue. Derrière le barrage des se lunettes à grosses montures noires, il a vu son regard s’épanouir jusqu’à la reconnaissance.

En retournant dans le hall d’accueil, Norbert jette un « au revoir » guilleret et alerte à la préposée qui ne cille pas, préoccupée par la lecture d’un passage haletant de son feuilleton préféré. Comme d’habitude, Norbert n’aura pas son poste mais son interlocutrice gardera le sien. Simone va hurler : Norbert fait tout à l’envers. Non seulement il ne sait pas se placer mais encore il sauve l’emploi des autres !

Derrière lui, des pas d’homme raisonnent sur le carrelage. L’homme aux yeux gris pose une main ferme sur son épaule le forçant à se retourner d’un bloc :

-          Vous commencez lundi !

Laisser un commentaire