Être amoureux au cinquième millénaire

Le 15 décembre 4098, Jean 56436 sortit de la villa dans laquelle il vivait agréablement avec Jenny 98321 au bord du lac sur lequel il aimait à canoter aux beaux jours. Sa tunique rouge vif le désignait comme appartenant à la classe enviée des Performants. Elle moulait à merveille ses pectoraux et sa taille fine, attributs virils qu’il entretenait savamment et quotidiennement dans la salle de sport municipale. Au classement mensuel des citoyens, il occupait régulièrement l’une des cinq mille premières places qui déterminaient l’appartenance de leurs titulaires à la dignité des Performants.

Ce jour-là Jean se disait qu’il devait faire attention : il avait perdu dix rangs en un trimestre et se trouvait désormais quatre mille trois cent troisième. Ses relevés de notes montraient une baisse dans le domaine de la consommation. C’est qu’il fallait être un consommateur très attentif pour être considéré comme un bon citoyen. Cette matière était dotée d’un fort coefficient : la régulation de l’économie nationale en dépendait. Pendant ces dernières semaines, Jean avait su se rattraper dans d’autres domaines. En effet, pour arborer le célèbre uniforme écarlate, il était  nécessaire d’être aussi un bon père de famille, un époux modèle, un amant attentionné, un sportif accompli et bien sûr un travailleur acharné, ne rechignant jamais devant quelques heures supplémentaires ou quelques week-ends studieux quand l’Autorité l’exigeait.

A son passif, Jean avait négligé la campagne publicitaire récente incitant à manger des fraises. Le gouvernement avait orchestrée cette promotion de façon à écouler la surproduction momentanée des maraîchers dont la production était excédentaire. Un décret avait été pris en Conseil des Ministres interdisant d’être allergique aux fraises ! La répulsion de Jean pour ce fruit avait été immédiatement remarquée en haut lieu et cela lui avait coûté une rétrogradation significative au Grand Classement des Citoyens.

Il s’introduisit rapidement dans le véhicule télécommandé que son entreprise venait de lui envoyer d’un simple clic. L’engin était du dernier cri. Marcel, le chargé de logistique, étudiait les modèles de façon à ce que le cadre puisse commencer à travailler dès qu’il s’installait dans cette machine qui volait sur coussin d’air dans un silence absolu. Bardé de répliques du modèle le plus récent de capteur électronique, ce véhicule se déplaçait sans aucune intervention humaine, tout en fournissant à ses occupants les outils électroniques de travail dont ils pouvaient avoir besoin de façon à ce qu’ils n’aient aucune autre envie que celle de s’adonner à leur labeur quotidien. C’est ainsi que Jean fut obligé de prendre connaissance de ses derniers messages grâce au nouveau procédé de vision virtuelle à distance.

Puis, malgré la pression psychologique exercée par la machine qui lui tendait ses dossiers par de multiples écrans interposés, son attention se relâcha. En chemin, il se mit à penser à sa relation avec Jenny 98321. Voilà déjà trois ans, il avait été déclaré compatible avec elle, de caractère et de tempérament, par le Ministère de la Vertu qui les avait donc autorisés à vivre ensemble après qu’ils aient signé la Charte des conjoints modèles.

Mais depuis que Jenny avait réussi à accéder à la classe des Méritantes et qu’elle avait donc enfilé la tunique violette, elle n’était plus tout à fait la même. Elle s’était jurée d’être, elle aussi, vêtue de vermillon en devenant une Performante. On avait l’impression qu’elle avait toujours porté cette volonté  en elle jusqu’au cœur de son premier génome.

Physiquement elle ne cessait pas de se transformer. Jean avait adoré la petite femme à l’allure souple et déliée qui l’avait séduite à leur première rencontre. Désormais, au rythme de quatre heures par jour en salle de musculation, ses épaules devenaient fuselées et ses cuisses fortement charpentées. Pourtant Jean s’efforçait de se comporter en époux aimant comme au premier jour. Il se contraignait encore à la désirer. Souvent, il tentait vainement d’érotiser leurs étreintes alors qu’il sentait contre lui la puissance d’un corps de déménageur.

A table, elle avait coutume d’entamer chaque repas en absorbant une multitude de pilules multicolores. Elle tenait une véritable comptabilité des médicaments qu’elle ingurgitait si bien qu’il fallait attendre qu’elle ait saisi toutes ses données du jour à l’ordinateur avant de pouvoir attaquer les entrées. Certaines de ces gélules lui évitaient toute forme d’allergie : elle pouvait suivre ainsi à la lettre les recommandations gouvernementales qui régissaient jusqu’à l’assiette du citoyen. D’autres lui permettaient de conserver le poids qu’il convenait de peser depuis que les nouvelles caméras disposées dans les rues de la ville analysaient, en un clin d’œil électronique, les risques d’obésité ou de surpoids de chaque passant. Un excès alimentaire entraînait immédiatement un retrait d’un nombre important de points sur le grand fichier central. Lorsque cette dérive devenait pérenne, la chute dans le classement des citoyens s’amplifiait et l’on pouvait très vite être contraint d’engoncer ses rondeurs dans un affreuse et honteuse tunique orangée dont devait se vêtir les récalcitrants tombés dans la classe des Médiocres.

Jenny veillait jusqu’à l’aube en bûchant sur ces dossiers. Elle avait récemment appris par cœur les trois mille pages d’un document concernant la construction d’une nouvelle tour de deux mille étages. Son patron à qui elle récitait consciencieusement les détails architecturaux du nouvel édifice lui avait répondu sèchement que son effort était inutile puisqu’il disposait de l’information en supervision électronique. Jenny n’en fut pas autrement troublée : selon les critères officiels de classement des citoyens, elle avait été créditée de quinze mille points supplémentaires. Ce n’était tout de même pas de sa faute si les chefs de service responsables de l’élaboration de ces critères n’avaient jamais mis les pieds dans une entreprise de construction ce qui leur aurait permis, selon le patron de Jenny, de ne pas faire n’importe quoi. Comme d’habitude.

Bien qu’elle était constamment débordée de travail, Jenny lui avait donné un enfant superbe, Romain. En digne héroïne de la société normalisée, elle se débrouillait pour trouver le temps de suivre de près l’éducation de Romain. A l’école, Romain était un élève exemplaire. Il n’était jamais ailleurs, comme certains élèves qui s’entêtaient à rêvasser en profitant traîtreusement du fait que les chercheurs de l’industrie pharmaceutique n’avaient pas encore trouver la pilule qui interdirait l’inattention à l’esprit humain. Romain apprenait sans faiblir tous les programmes scolaires orientés vers l’adulation de la nouvelle devise républicaine : « Effort, Performance, Réussite Sociale, Fraternité quand on a le temps ». Ses notes le prédestinaient, selon ses maîtres, à envisager la dignité suprême et pourquoi pas la tunique noire très rapidement. Mais le manque d’imagination de l’enfant qui n’avait jamais mis son nez dans un livre de conte de fées consternait son père.

Alors que son véhicule s’infiltrait souplement dans la circulation matinale, Jean se prit à rêver à Hélène qu’il côtoyait dans son bureau depuis quelques mois. Hélène se fichait complètement de sa propre place au hit parade des gens de ce pays. Elle trouvait même sa tunique jaune du meilleur effet vestimentaire alors que, selon la règle établie au niveau national, ce vêtement la désignait aux yeux de tous comme une excentrique sans aucun respect de l’Autorité et de la Hiérarchie, seules valeurs garantes de l’Ordre Social dont ce pays avait si longtemps manqué. Elle mangeait ce qu’elle voulait et  achetait ce dont elle avait envie dans les magasins, surtout si l’objet de sa convoitise n’était pas recommandé par les ministères. Elle était la seule à ne pas s’être endettée jusqu’au cou quand le Ministre des Finances avait donné l’ordre de le faire pour relancer la consommation à un moment où la production industrielle se trouvait, une fois de plus, dans une phase légèrement délicate du cycle économique.

Hélène refusait tout travail le dimanche, préférant goûter des promenades oisives à la campagne ou des moments de repos auprès de l’âtre de la cheminée de sa villa lorsque le temps était trop froid. Elle osait même prendre des vacances alors que toutes ses collègues faisaient don avec le sourire de leurs jours de congés à l’Etat.

Jean avait une tendresse particulière pour son insolence et son indépendance d’esprit. Il enviait même le culot insensé d’Hélène qui n’avait aucune gêne à sortir vêtue de jaune dans toutes les sphères de la société. Il faut dire qu’elle disposait d’arguments qui la dispensaient de beaucoup d’obligations. L’agate de ses yeux malicieux, son sourire éclatant, sa merveilleuse chevelure flamboyante qui tombait harmonieusement entre ses épaules contrairement aux instructions gouvernementales qui préconisait les cheveux courts, sa silhouette parfaite qu’elle n’entretenait nulle part, tout cela faisaient des ravages dans les milieux masculins, surtout parmi les plus célèbres tuniques noirs, les fameux Super-Performants !

Il parait même que le patron de leur société, Dupont-Merlin l’avait décidée à passer un week-end, en amoureux avait-il dit en plaisantant, dans un de ces voyages sur la lune que les agences offraient maintenant aux citoyens dont les performances exceptionnelles s’élevaient nettement au-dessus des meilleurs éléments de la Nouvelle Société. Il était probable que du haut de l’astre lunaire, il avait pu lui compter fleurette tout en admirant le clair de terre. Ce qui rassurait Jean, c’était qu’Hélène s’était sûrement jouée de la naïveté du vieil homme en abusant sans scrupule de son argent. Elle savait profiter goulûment de l’incroyable vanité des hommes qu’elle fascinait par sa légèreté et son insouciance.

Un son strident tira soudainement Jean de sa rêverie. Une voie métallique le rappela à ses obligations professionnelles. Jean se souvint qu’un système révolutionnaire avait été trouvé récemment pour mesurer l’attention que les bureaucrates portaient à leurs instruments de travail. Après trois minutes d’égarement, le col blanc était sévèrement tancé voire houspillé par l’électronique. Dans les bureaux, il fallait être d’une agilité remarquable pour se rendre aux toilettes, y séjourner le temps nécessaire et se rhabiller décemment avant que ne résonne la sonnerie de retour à la besogne.

C’est au moment précis où il se remettait à l’oeuvre que Jean sentit le véhicule stopper sa course. La porte coulissa en silence et il vit une silhouette féminine parfaite se détacher dans le contre-jour. Hélène apparut devant lui. En un instant le regard diaphane de la jeune femme le renseigna avec précisions sur ses intentions. Elle ouvrit un châle noir qu’elle avait jeté sur ses épaules pour découvrir à Jean une tunique qu’on aurait cru transparente tant elle était ajustée à la perfection de ses courbes. D’une main elle mis en veille le système de rappel au travail, de l’autre elle déplia avec grâce son châle en masquant la caméra de surveillance.

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