Louis et Léonard

Dans un pays inconnu, vivent Louis et Léonard. Ils sont amis de puis longtemps. Ils se retrouvent régulièrement dans un parc public, témoin privilégié des épisodes marquants de leurs existences.

Dimanche après-midi. En ce début d’automne, l’air reste doux jusque vers 17 heures. Le soleil joue dans le feuillage roux des marronniers. Louis et Léonard se sont assis sur le banc de pierre où ils aiment se trouver pour débattre. Les habitués déambulent à petits pas dans les allées, c’est l’un des derniers week-ends pendant lequel on pourra sortir avant les frimas de l’hiver.

Le visage de Louis émacié, buriné par le temps et le souci, semble s’allonger encore un peu sous le poids des problèmes qui le préoccupent. Il pince son nez longiligne, indice d’une profonde réflexion.

Louis poursuit une conversation précédente. Il dit que, finalement, il a toujours eu peur de tout. Dès son enfance, il plongeait sous son lit chaque soir pour s’assurer qu’aucun gangster n’aurait eu la fâcheuse idée de s’y glisser dans l’objectif de l’assaillir lâchement pendant son sommeil d’enfant.

Léonard porte ou supporte la même cinquantaine que Louis. Il promène un profil que l’on décrit poliment comme avantageux en dépit d’un stage intensif de salading pendant l’été dernier. Lui, lorsqu’il réfléchit, il passe sa main plusieurs fois sur son crâne dégarni comme pour y activer la circulation. Il approuve son ami. Il reconnaît qu’à dix ans, non seulement il regardait sous son lit, mais encore il ouvrait tous les placards avant de se coucher. Il ne fallait pas négliger l’éventualité d’une stratégie maligne du loup qui, c’est bien connu, aurait pu se glisser dans un rayon de chaussettes pour mieux bondir sur sa proie endormie.

Louis joue un instant du bout du pied avec quelques feuilles mortes. A l’adolescence, il n’a jamais pu aborder une fille avec la moindre chance de succès tant il craignait de se faire rembarrer. A chaque tentative, sa voix s’étranglait misérablement dans sa gorge et finissait par sortir une banalité lamentable qui condamnait son auteur à célibat long et douloureux. Léonard réagit en homme plus expérimenté. Il pense que Louis n’a rien à regretter. Chaque fois qu’une femme s’est attachée à lui, ou plutôt vice-versa, rectifie-t-il, il a toujours eu peur que l’intérêt supposé de l’élue se limite à l’argent de sa famille. Le pire c’est qu’il a eu raison : lorsque le père de Léonard a subi des revers de fortune, il a vu la courbe de ses réussites sentimentales plonger au même rythme que les valeurs boursières des actions paternelles.

Les promeneurs jettent un coup d’œil curieux à ces deux hommes tristes sur leur banc. Il se dégage de ce couple une impression de tourment et d’anxiété. Certains hésitent à leur proposer une aumône.

Louis dit qu’il se trouve toujours dans ce même état de pusillanimité. Par exemple au volant. Lorsque la vitesse est limitée à 50, il respecte scrupuleusement cette interdiction même s’il doit se traîner. Il roule à droite sur l’autoroute et se conforme sagement aux distances de sécurité. Léonard rétorque à Louis de ne pas s’en faire. Lui aussi a peur du gendarme. Il n’a jamais pris aucun risque. Dans son milieu, ce sont des choses qui ne se disent pas. Par contre, monter sa Porsche à 230 sur l’autoroute classe le fautif comme un homme d’action, du dernier chic. Surtout s’il peut ajouter qu’il s’est dispensé de la ceinture de sécurité pour faciliter la souplesse de sa conduite sportive d’un bolide généralement acquis au moyen d’un lourd crédit d’une dizaine d’années.

Léonard ajoute qu’il a désormais l’angoisse de perdre son emploi. Les restructurations de son groupe succèdent aux fusions, et précèdent des rachats. Il n’y comprend d’ailleurs plus rien. Sauf qu’il voit bien que les saoudiens et les américains arrivent sur le marché, sans compter les japonais et leurs manières sournoises. Léonard n’a jamais rien su faire d’autre que de travailler dans l’assurance. Que va-t-il devenir ? A 50 ans, on ne reclasse pas facilement un spécialiste de l’actuariat.

Un silence. Une jeune femme en poussant distraitement son landau. On voit les mains du bébé gigoter hors de son abri. La mère est seule et peu rassurée.

Puis Louis souffle à son voisin : « mon pauvre, si tu savais ! ». Louis a tout fait pour ne pas perdre son job aux ressources humaines. Il a multiplié les stages de motivation, s’est fixé lui-même des objectifs personnels à un niveau qui inquiète même ses patrons, s’est montré souriant lors de ses entretiens d’évaluation, est toujours volontaire pour n’importe quoi. Et pourtant, il vit dans l’anxiété permanente d’être remercié ou plus exactement mis à la porte.

Léonard soupire, s’avance en posant ses coudes sur les genoux et fait soudain une proposition :

-          On devrait faire un sondage !

Un couple âgé vient à passer. Lui marche petitement à l’aide d’une canne rafistolée par un  morceau de sparadrap. Chapeau mou et foulard rouge calfeutrés dans le cou. A son bras, une petite femme, ridée comme une pomme reinette avec un sourire permanent aux lèvres qui pourrait être aussi bien un rictus. Léonard les interroge :

-          Avez-vous peur de la vie ?

Le vieil homme n’a pas compris. La petite femme élève la voix. Elle crie à Gontran que le monsieur aimerait savoir si l’on a peur de la vie. Le regard de Gontran se perd un instant dans le paysage puis il répond que, pour le moment, il a peur de la mort. Un nouveau silence. Puis dans un souffle, il dit que, finalement, la vie et la mort, c’est pareil.

Louis fait une place au couple. Il aimerait en discuter plus profondément pendant que Léonard poursuit son enquête. Il aborde une jeune femme qui déambule les mains perdues dans un long manteau noir. Seule touche de gaieté, elle a posé un béret de laine multicolore sur sa longue chevelure. A travers ses fortes lunettes à montures noires, le regard est las mais s’illumine en conversant avec Léonard. Oui, elle va d’intérims en gardes d’enfants ou en petits boulots. Oui, elle fait parfois deux journées en une. Non, elle ne sait pas où tout ça la mènera. Elle a envie de participer à la conversation.

Bientôt un attroupement se forme. Les gens peu pressés de rentrer dans la platitude de leur quotidien échangent. La peur du chômage, de la pauvreté, de l’insécurité, des autres… la vie quoi ! John et Jérémy, deux jeunes beurs qui ont arrêté leur course de skate affirment haut et fort n’avoir peur de rien. Et puis, il se reprennent : peut-être craignent-ils quand même la bande de la cité voisine. On dit qu’ils ne font pas de prisonniers dans les rencontres musclées. Et puis, moroses et taciturnes, ils se demandent soudainement si leur équipe fétiche restera en première division.

En fin de soirée, Louis et Léonard se retrouve ébahis et abasourdis devant le commissaire de quartier Poulet, le bien nommé. Non, ils ne savaient pas qu’un nouveau texte interdisait de provoquer des rassemblements supérieurs à trois personnes dans un lieu public. Oui, oui, ils discutaient de l’anxiété des uns et des autres devant les vicissitudes de l’existence. C’est vrai, ils ignoraient que ce genre de sujet, susceptible de nuire gravement au moral des consommateurs pouvait être interprété comme une atteinte à l’ordre public.

Poulet demande aux deux prévenus s’ils se rendent bien compte de la gravité de leur acte. Si toutes les personnes qui ont une vie précaire se mettent à en discuter entre elles, où va-t-on ? Elles risquent de se rassurer entre elles !

Mais le Commissaire Poulet, magnanime, se reprend. Il a atteint son quota de condamnations pour le mois en cours. Il va se contenter d’une admonestation verbale. Il retiendra simplement Louis et Léonard dans son fichier des individus potentiellement dangereux, à observer de près.

Louis et Léonard remercient le Commissaire Poulet de sa mansuétude. Ils pensent que cet Etat inconnu a peur de ceux qui ont peur. Puis ils pensent qu’ils ne vont plus penser.

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