Jugement dernier

L’acte d’accusation était copieux, il allait passer un mauvais quart d’heure, Paul Augustin le savait. Le doigt vengeur, pointé vers lui, l’avait d’abord sévèrement admonesté pour sa gourmandise. Paul reconnut bien volontiers les deux choux à la crème qu’il allait acheter chez Madame Poisson, la boulangère du quartier.

-« C’est tout de même pas bien grave… »

Eh ! bien si apparemment pour le Maître du Jugement Dernier, c’était grave.

-« A 75 ans, on se dispense de ces gourmandises de gamin !! », tonna la Divinité Suprême.

Paul essayait de prendre l’air dégagé, mais il ne se sentait pas spécialement à l’aise dans ce Tribunal Céleste. Il n’aurait pas imaginé que ses faits et gestes terrestres fussent à ce point épiés. On pouvait même se demander si les Renseignements Généraux n’étaient pas dans le coup. Paul sentit que ce n’était pas vraiment le moment de poser ce type de question.

D’autant plus que la Divinité n’en avait pas fini avec son cas. Le dossier impressionnant qu’elle compulsait, avait plutôt l’air de la mettre en joie.

-« Qu’est-ce que je vois là ? », s’écria-t-elle en brandissant un papier bleu ciel.

Paul reconnut le papier à lettre qu’utilisait son ex-femme Sonia. Ses vielles histoires matrimoniales allaient refaire surface.

-« Je m’attends au pire.. », marmonna-t-il.

-« Je lis !», poursuivitla Voix Divine sans prêter attention à l’interruption.

-« Paul, tu es un être ignoble, odieux, prétentieux. D’un orgueil incommensurable, tu n’as jamais prêté la moindre attention à ton entourage… »

-« Alors comme ça, on est orgueilleux… Mais c’est très mal, ça ! »

Paul n’avait pas de chance : d’une part, il avait laissé traîner cette lettre de rupture et d’autre part, Dieu était de méchante humeur, il avait envie de faire un exemple, c’était sûr. Ce matin, il n’avait eu que des cas impossibles à juger en dernier instance : meurtriers, violeurs, hommes politiques, dealers….. Il avait du orienter la plupart des dossiers vers Lucifer.

-« Je prends une autre lettre au hasard… »

L’Entité Surnaturelle semblait se délecter :

-« Paul, tu es un être vil, manipulateur et surtout PARESSEUX…. »

Paul Augustin n’avait pas vraiment oublié ses bagarres quotidiennes avec Sonia pour participer le moins possible aux tâches ménagères. Ce n’est pas vraiment de sa faute : il ne comprenait rien aux rangements de la maison, il confondait les produits d’entretien, il ne savait comment fonctionnait la machine à laver…. Et puis Sonia se débrouillait tellement bien avec ce genre d’occupations. Il haussa les épaules et finit par avouer :

-« Je n’étais pas vraiment doué pour ça !… »

La Divinité poursuivait implacablement l’examen du dossier.

-« Tiens ! Tiens ! Encore mieux !… »

-« Ambitieux, sournois, colérique… »

Paul reconnut immédiatement l’un de ses dossiers d’évaluation professionnelle. Mercadier, le Directeur Général de la société d’assurance où il avait sévi pendant 10 ans ne lui avait jamais fait de cadeaux. C’était d’ailleurs la raison qui l’avait poussé à partir.

-« La colère est un péché mortel…!! », tonna le président du Tribunal

Paul tenta de minimiser les choses, bien qu’il savait parfaitement que ses crises d’autorité contre ses collaborateurs étaient restées tristement célèbres dans le building de sa société.

-« C’est peut-être beaucoup dire pour quelques petits moments d’énervement, vous ne trouvez pas ? »

Non, l’Etre Suprême n’avait pas vraiment l’air de trouver.

 L’un des assesseurs se pencha soudain vers l’oreille divine. Au point où il en était Paul Augustin ne s’attendait pas à une bonne nouvelle. Il ne fut pas déçu lorsque Dieu se retourna vers lui :

-« Qu’est-ce que j’apprends ?… On est aussi un peu radin ?… On n’a jamais payé sa pension à son ex-femme ? Avec le fric qu’on a mis à gauche, on n’a jamais été fichu de payer des vacances à ses enfants ? »

Dieu bondit de son pupitre en lançant un index furieux vers l’accusé, d’un mouvement de manche ample et théâtral :

-« Avarice ! Avarice ! Avarice ! », hurla-t-il.

Paul Augustin revécut les dépenses somptuaires de Sonia dans ses belles années. On voit bien que La Haute Instance de ces Lieux n’a jamais eu à gérer le budget de son ex-épouse.

Le Juge Suprême n’en finissait plus, il feuilletait encore le dossier de Paul :

-« Alors là, je n’en parle même pas !…. J’ai des témoignages absolument écoeurants sur votre caractère jaloux et envieux, »

-« Mesdames et messieurs les jurés apprécieront.. », décréta-t-il en se tournant vers une demi-douzaine d’anges. 

Paul s’interrogea un instant sur l’origine des témoignages. Juliette… ça ne pouvait être que Juliette. Elle avait vingt ans de moins que lui certes, mais était-ce une raison pour le quitter en faveur de ce bellâtre prétentieux avec lequel elle avait le front d’être parfaitement heureuse ?

Soudain, Dieu calma sa Majestueuse Tempête.

-« J’arrive au fin du fin, si j’ose dire……… au sommet de cet immonde dossier ! »

Il agita des photos en direction du jury. Paul Augustin ne comprit pas tout de suite. Puis il distingua clairement  des corps emmêlés, des têtes renversées, des sourires extatiques. C’était, il y a bien longtemps, il avait participé à quelques unes des soirées « spéciales » organisés par un vieux copain de fac. Il n’avait pas vraiment souvenir qu’un photographe ait été invité. Il aurait du se méfier.

Le Recours Ultime se pencha vers Paul Augustin d’un air patelin :

-« C’est quoi toute cette luxure…. Tu vas encore me dire que ce n’est pas grand-chose ? »

Il n’en pouvait plus le Supérieur. Il se sentait soudainement envahi d’une immense fatigue. Il dit encore à Paul qu’il y a longtemps qu’il n’avait eu à juger un dossier pareil. Les sept péchés capitaux s’accumulaient, sciemment et fréquemment accomplis, avec cynisme et arrogance. Dieu s’inquiéta encore de savoir si l’intéressé avait entrepris de s’attaquer à un record du monde dans ce domaine.

Paul Augustin prit l’air contrit. Il sentait déjà les flammes de l’enfer lui lécher les pieds. Mais curieusement, cette perspective l’indifférait. Il avait bien vécu, la suite n’avait pas vraiment d’importance.

Mais le Chef de l’Univers était d’une grande finesse. Il se rendait compte que le châtiment le plus sévère n’était pas celui auquel on pouvait penser de prime abord. Et puis Lucifer serait bien trop content de s’acharner sur un cas aussi caricatural. Après s’être tourné vers ses aides, il déroula un long parchemin, pria solennellement l’accusé de se lever :

-« Paul Augustin, je vous condamne à retourner sur Terre pour laver toutes les avanies que vous avez commise envers ceux qui ont eu la douleur de vous côtoyer ! »

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