Douze ans après

Demain, je me lèverai tôt. Je me préparerai calmement. Ma vie va connaître un grand changement, mais ce n’est pas une raison pour m’affoler. Au contraire.

Je commencerai par m’asseoir dans un bistrot. L’heure sera matinale. Les serveurs remettront à leurs places les guéridons qu’ils auront empilés l’un sur l’autre, la veille. Le percolateur sifflera bruyamment. Le patron, en manches de chemise, terminera sa vaisselle tout en servant les premiers déjeuners. Et puis les habitués arriveront, les uns expédiant rapidement leur premier café, les autres étalant le quotidien pour l’étude sacrée du tiercé. Quelques uns commenceront leur journée seuls, attablés à l’écart dans un tête à tête pathétique avec le ballon de rouge que le garçon, habitué à la commande, viendra de déposer devant eux, sans mot dire. Moi, je demanderai un café crème avec un croissant. Pour la première fois depuis bien longtemps, je commanderai quelque chose.

Puis, je ferai un tour dans les rues. Rien n’aura changé : les éboueurs s’agiteront autour de leurs camions, les flics régleront les flux de circulation, les touristes photographieront et les facteurs pédaleront. Je patienterai à un arrêt de bus, n’importe lequel, de toutes façons je ne prendrai pas le bus. Ce sera juste pour regarder les gens, les femmes et leur élégance matinale, les hommes d’affaires et leurs téléphones mobiles, les jeunes et leurs cartables à la mode, les vieux et leurs cannes.

Vers dix heures, j’irai à la gare. Cette fois, je monterai dans un train de banlieue, pour rendre visite à mon père dans son pavillon. Pavillon est un grand mot, je devrais dire « masure ». La grille d’entrée sera rouillée et grinçante, la façade défraîchie, et la végétation n’aura toujours pas été entretenue. Près de la porte d’entrée, je ne serai pas surpris de trouver une carcasse de machine à laver ou un vieux siège de voiture défoncé.

Et puis, il sera là, dans son salon transformé en atelier. Le nez et la moustache qui va avec seront penchés sur la chaise qu’il rempaille. Voilà une éternité que mon père rempaille des chaises. N’importe quelle chaise d’ailleurs. Depuis que je le connais, il suffit qu’un voisin lui apporte un siège en ruine pour qu’il le restaure. A merveille. Et je ne suis pas sûr qu’il se soit toujours fait rémunérer le plaisir qu’il prend à  ce labeur d’artiste.

Il aura parfaitement entendu la vielle cloche que j’aurai agité avant de pousser le portail, mais il ne se sera pas déplacé. A mon entrée, il lèvera à peine la tête :

-          Ah ! C’est toi !

Puis, en m’écoutant chercher péniblement un début de conversation, ses doigts agiles poursuivront l’ouvrage. Enfin, ils plongeront dans la poche de son bleu de travail informe pour en extraire quelques billets chiffonnés qu’il me tendra d’un air las. Je repartirai et il ne quittera pas son établi pour m’accompagner.

Puis, je me rendrai chez Bernadette. Elle vivra toujours dans son petit appartement du cinquième étage. L’immeuble sera vétuste mais propre. En ouvrant la porte, elle dira aussi d’un air étonné :

-          Ah ! C’est toi !

Et puis, elle se reprendra vite. Bernadette a toujours été quelqu’un de bien élevé, très attachée aux bonnes manières. En souriant faiblement, elle s’excusera de m’accueillir en robe de chambre. Elle m’installera devant la table de la cuisine, enverra dans leurs chambres ses trois enfants qui y jouaient bruyamment, puis disparaîtra un instant pour « passer quelque chose ».

En revenant, nous pourrons enfin nous asseoir face à face devant un nouveau café fumant qu’elle aura rapidement préparé. Elle aura toujours ce regard noir de jais, parfois rêveur, parfois brillant d’intelligence dans lequel je me suis perdu si souvent. Et puis, elle aura encore cette façon de se passer la main dans les cheveux lorsqu’elle est embarrassée. Peut-être aura-t-elle pris une toute petite ride au coin des yeux, mais après douze ans, c’est normal. Sa silhouette aura toujours la même élégance fine, droite, altière.

Après un début hésitant, elle prendra fermement la direction de la conversation :

-          Alors comment vas-tu, après tout ce temps ?

Je chercherai quelque chose d’intelligent, et peut-être même d’original à dire. Je ne pourrai quand même pas déclarer que tout va bien, que la vie me sourit et que je suis au top de ma forme physique. Pour autant que je me souvienne, nous avions des conversations beaucoup plus intéressantes, il y  a si longtemps….

Donc je répondrai évasivement :

-          Pas trop mal, vu les circonstances…

C’est pas mal comme réponse, ça n’engage à rien, ça permet de voir venir. Elle essaiera d’aller un peu plus loin :

-          Tu as besoin de quelque chose ? ….Tiens ! Je te garde à manger !

J’hésiterai un instant pour faire comme si il me restait encore un peu de fierté. Puis, j’accepterai, en riant faussement :

-          D’accord, mais alors, ne te gêne pas pour moi, à la bonne franquette, hein ! Comme dans le temps !

Elle sourira poliment à cette furtive évocation de notre passé commun.

Le dîner se passera devant ses enfants qui ouvriront de grands yeux en me bombardant de questions après un moment de flottement. Bernadette leur demandera sans succès de me laisser un peu respirer. Ils nous permettront de ne pas trop nous regarder les yeux dans les yeux. Et puis lorsqu’ils retourneront jouer dans leurs chambres, nous nous retrouverons, Bernadette et moi, seuls, de part et d’autre de la table. Devant nous, un amoncellement d’assiettes maculées, des verres renversés, des quignons de pain entamés et des serviettes tirebouchonnées. Et là, je lui demanderai, après une hésitation imperceptible :

-          Tu es mariée ?

Elle prendra un instant pour triturer une miette de pain entre ses doigts avant de répondre en baissant le regard :

-          Je l’ai été….

Et puis l’après-midi, j’irai voir Fred, le copain de toujours. Il est venu me voir de temps à autre durant ces douze années. Fred vend désormais de la ferraille dans un coin perdu de banlieue. Fred a toujours vendu quelque chose, c’est inhérent à sa personnalité : des immeubles, des ordinateurs, des frigos, la Bible, le Coran, des sous-vêtements… Aujourd’hui, il vend des pièces détachées de voitures à bout de souffle.

Devant une pyramide de pneus, de pare-chocs et de moteurs, nous nous serrerons la main avec précaution. Il promènera toujours sa carrure de boxeur, son faciès de gitan et sa tignasse noire, agrémentée peut-être de quelques fils d’argent. Il n’aura pas perdu cette façon de glisser ses deux mains dans les poches arrière de son jean crasseux, tout en déambulant de sa démarche sautillante qui lui a valu tant de succès féminins dans une autre vie.

Il ne me dira peut-être pas :

-          Ah ! C’est toi !

Je pense qu’il m’interrogera plutôt comme un spécialiste :

-          Tu es sorti quand ? C’était dur ?

Lui aussi sera un peu gêné après ces premières interrogations. Il sait qu’il me doit beaucoup de choses Fred. Il y a douze ans, je n’ai rien dis à son sujet. Il cherchera comment se dédouaner et puis comme Bernadette, il me demandera :

-          Tu as besoin de quelque chose ?

Le plus bizarre, c’est que je ne saurai pas quoi lui répondre. Oui, bien sûr que j’aurai besoin de beaucoup de choses : un toit, de quoi manger, un boulot, un avenir pendant qu’on y est. Mais je me demanderai si j’ai vraiment envie de travailler avec Fred. On n’efface pas le temps comme on passe un coup de chiffon sur un pare-brise. C’est plus compliqué que ça.

Le soir, comme j’aurai refusé toutes les propositions d’hébergement, je me retrouverai dans une chambre minuscule d’un hôtel sans étoiles. Je pourrai tout juste me glisser entre le mur et le lit pour atteindre un lavabo ébréché servi par un robinet glougloutant. Dans la chambre voisine, un couple s’ébattra bruyamment toute la nuit. Allongé tout habillé sur les couvertures, je m’efforcerai d’imaginer la suite de mon existence.

Ma dernière nuit de taulard s’achève doucement. La lourde porte de la prison vient de s’ouvrir sur le pavé de la rue. Le maton a envie de me débiter une dernière vacherie. Il me dévisage un instant, secoue la tête d’un air résigné et me lance :  -          A bientôt, Riton ! 

Mes yeux  sont un peu surpris par la lumière crue du jour. Et puis, mon regard traverse la chaussée. Sur le trottoir d’en face, ils sont là, sagement alignés : mon père, Bernadette, Fred. 

                                              

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