La peste soit des avaricieux

Il y a trente ans, Joséphine Laflèche est arrivée en Métropole, venant de sa Martinique natale, entraînée par son amoureux Ernest Lafourrure. C’était l’époque de l’espoir. Gaie, éprise,  Joséphine trouvait la vie radieuse : tout lui paraissait possible.

En fait, tout s’est effondré. Après quelques années, Ernest Lafourrure qui passait ses soirées en salle de musculation est parti avec une jeunette, laissant Joséphine à la tête d’une famille de trois enfants à nourrir.

Elle a tout connu, Joséphine : le chômage, la galère, les petits boulot, les ménages… Aujourd’hui Joséphine a trouvé un job d’auxiliaire de vie : elle aide les personnes âgées à vivre … enfin ce qui leur reste de jours à vivre.

Elle les connaît bien les petits vieux : leur caractère ronchon, acariâtre, leur maniaquerie, leur amertume. Leur peur aussi. Quand on l’a envoyé chez Monsieur Arpagon, elle a tout de suite compris que ça serait difficile. Elle savait qu’Arpagon est un être avare, mesquin, sournois.

Ce matin, dès qu’elle arrive pour faire son ménage, le vieux  commence par la virer :

-« Hors d’ici, gibier de potence ! »

Joséphine, forte de ses 105 kilos n’est pas femme à se laisser impressionnée.

-« Qu’est ce que je vous ai fait ? »

Arpagon n’en  a visiblement aucune idée, mais il a dépassé le stade du raisonnement. Il pointe méchamment sa canne vers elle :

-« Tu m’as fais que je veux que tu sortes ! »

Joséphine sait que Jérémy Arpagon, le fils du vieux lui rend visite tous les matins.

-« Votre fils m’a demandé de l’attendre, nous avons à parler ! »

-« Va-t’en l’attendre dans la rue ! Je ne veux pas avoir sans cesse devant moi un espion de mes affaires ! Avec des yeux qui furètent de  tous cotés pour voir s’il n’y a rien à voler ! »

Joséphine est un brave femme, patiente, mais prompte à la répartie comme on l’est dans son île d’origine. Elle parle avec les mains :

-« Comment voulez-vous qu’on fasse pour vous voler ? Vous enfermez tout et montez la garde jour et nuit devant votre coffre-fort ! »

Ce n’est pas vraiment le genre de réplique susceptible de calmer le père Arpagon :

-« J’enferme ce que bon me semble et je monte la garde si je veux ! D’abord n’es-tu pas de ces commères qui font courir le bruit que j’ai de l’argent caché chez moi ? »

Fine mouche, Joséphine Laflêche ne peut s’empêcher de pousser son avantage, d’un air faussement étonné :

-« Vous avez de l’argent caché ? »

-« C’est pas ce que j’ai dit, mais tu pourrais très bien faire courir le bruit que j’en ai ! »

Joséphine a envie de clore cette dispute ridicule. Elle se tourne en haussant les épaules, prête à commencer son travail :

-« Quelle importance que vous en ayez ou pas ? C’est pareil pour moi ! »

Mais Arpagon tient à son algarade, il  n’a pas fini de déverser son courroux et n’entend donc pas en rester là :

-« Arrête de raisonner avec moi ! Sors d’ici ! »

Il vient de faire mine de lever sa canne sur Joséphine. Cette fois-ci, c’en est trop pour
la Martiniquaise :

-« Hé bien, je sors ! »

En dépit de son agitation, Arpagon sait très bien qu’il a besoin des services de Joséphine pour son ménage et accessoirement pour lui donner la réplique. Il la rattrape par le bras au passage :

-« Tu ne m’emportes rien au moins ? »

-« Qu’est-ce que je pourrais vous emporter ? »

-« Montre moi tes mains ! »

La Martiniquaise, prise au dépourvu, s’exécute.

-« Les autres ! »

Le vieux déraisonne. Il avise la vaste poche du tablier à fleurs que Joséphine a revêtu :

-« N’as-tu rien mis là-dedans ? »

-« Voyez vous-même ! »,  fait-elle en ouvrant son vêtement.

Joséphine, cette fois-ci, est en colère. Elle commence à secouer durement les coussins du sofa. Comme chaque fois  qu’elle est en colère, elle marmonne.

-« Il mériterait bien de se faire voler ce vieux grip’sou ! »

Arpagon qui prétend par ailleurs avoir des problèmes d’audition quand ça l’arrange, a tout entendu :

-« Qu’est-ce que tu marmonnes ? »

Joséphine se retourne vivement. Elles roule des yeux, agite les mains, pointe l’index. Le vieux dépasse les limites de sa patience. Elle est révoltée, elle n’en peut plus de tant d’injustice : 

-« Je dis que l’avarice et les avaricieux commencent à m’emmerder, Monsieur ! »

Le vieux est pris d’une quinte, il se courbe, gémit, tousse longuement, se calme enfin et s’assied sur son fauteuil, sa canne entre les jambes. Il regarde longuement la martiniquaise qui a recommencé à s’activer torchon et plumeau en mains. Un éclair madré se glisse dans son regard fatigué :

-« Et de qui veux tu parler, Joséphine ? »

Elle passe ses nerfs en astiquant encore plus fortement que d’habitude les portes du buffet :

-« Des avaricieux, Monsieur ! »

Elle sait qu’elle est allée trop loin en paroles, mais elle est consciente aussi que le vieillard va essayer de profiter des mots malheureux qu’elle a eus pour la piéger. Joséphine connaît ce genre de perversité. Il est d’un caractère  insupportable, d’ailleurs personne ne le supporte. Seul son fils vient le voir.

Le vieil avare a donc tout le temps de harceler Joséphine. On peut même dire qu’il n’a rien d’autre à faire :

-« Mais qui est-ce que tu entends par là ? »

Il a pris un ton doucereux, fielleux. Il attend que son auxiliaire de vie s’enferre davantage.

Joséphine vient de sortir l’aspirateur, elle prend le temps de le brancher à une prise, derrière le rideau. En se relevant, elle rétorque :

-« Est-ce que vous croyez que je veux parler de vous ? »

-« Je crois ce que je crois, mais je veux que tu me dises à qui tu parles quand tu dis ça ! »

-« Je parle à mon … bonnet ! » 

Joséphine s’approche du fauteuil, les deux poings sur les hanches. Elle domine le vieillard, qui n’attend qu’un mot ou un geste trop vif pour relancer l’altercation :

-« Vous n’allez tout de même pas m’empêcher de maudire les avaricieux ! »

-« Non, mais je t’empêcherai de jaser et d’être insolente ! tais-toi ! »

Joséphine secoue la tête de droite à gauche d’un air navré : le cas d’Arpagon s’aggrave. Il faudra qu’elle en parle à l’assistante sociale.

Elle le regarde encore affalé sur son fauteuil. Il vient de fermer les yeux. Elle croit qu’il va enfin s’apaiser. En fait, l’homme continue à suivre les allées et venues de Joséphine sous ses paupières mi-closes. Et puis soudain, d’une voix calme et posée, il la surprend :

-« Allons, rends le moi sans te fouiller !»

Joséphine sursaute :

-« Quoi ? »

-« Ce que tu m’as pris »

Là, elle pose tout : balai, chiffon, dépoussiérant… Elle hurle en le pointant du doigt :

-« Ecoutez une bonne fois pour toutes : JE NE VOUS AI RIEN PRIS DU TOUT !!! »

Arpagon se lève péniblement, ménage un silence et désigne la porte d’un geste théâtral :

-« Adieu. Va-t’en à tous les diables »

Joséphine en a plus qu’assez, remets son manteau et sort en claquant la porte.

Arpagon se transporte près de la fenêtre du salon et soulève du bout de sa canne le rideau. Il la suit un instant du regard alors qu’elle s’éloigne dans la rue, d’un pas exaspéré.

Il sait que, comme d’habitude, il s’excusera demain et qu’il récupérera sa partenaire de dispute. Pour avoir l’impression de vivre encore un peu.

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