Le Noël de Marcel

Marcel s’est confortablement installé dans son fauteuil, déposant sa canne à portée de main. Il respire avec peine : les quelques pas dans les chemins environnants qu’il vient d’emprunter pour sa promenade l’ont fatigué. Mais les autres n’en sont pas sûrs : ils ont toujours le sentiment qu’il en rajoute un peu pour qu’on lui prête davantage d’attention. Ils savent que Marcel aime bien se plaindre. Lui, il affecte souvent de pendre un ton bourru tout en ayant beaucoup de cœur, il trouve que ça lui va bien.

Marcel passe les doigts sur sa moustache blanche, comme pour s’assurer de sa présence. Il a voulu laisser pousser cet ornement : il pense ainsi avoir l’air encore plus « grand-père ». Pour renforcer cette impression, il s’est affublé d’un pantalon de velours côtelé ancien, et d’un gilet d’une couleur indéfinissable, boutonné jusqu’au cou. Il a enfilé ses charentaises : elles ont perdu leur forme, elles sont même un peu trouées, mais il s’y sent à l’aise, comme chez lui.

Il a voulu également un feu dans la cheminée que sa fille Juliette a activé rapidement. En cette veillée de Noël 2050,  la température est clémente, la neige est absente. Marcel enrage comme chaque année : il ne se souvient même plus de son dernier Noël sous la neige. Voilà déjà une décennie que le réchauffement de la planète a nettement fait sentir ses effets et qu’on n’arrive plus à avoir froid le 24 décembre. Marcel a tout de même ronchonné pour avoir sa flambée, d’abord parce que ça  lui fait plaisir de ronchonner et puis ensuite parce qu’il estime que la tradition de ce jour exige un feu de cheminée dans son décor. En attendant le Réveillon, il pense qu’il sera bien là, au coin du feu, auprès des siens.

Enfin immobile, il jette un coup d’oeil circulaire : sous ses paupières fatiguées, ses yeux sombres et vifs surprennent dans un visage que des sillons, creusés par le temps, ont sculpté comme un masque. Son regard lui donne un air encore juvénile et parfois malicieux que les enfants adorent. Une nouvelle fois, il maugrée contre la douceur du temps, comme l’an dernier. Il ne manque pas de rappeler que les Noëls de son enfance étaient marqués par la messe de minuit à laquelle il convenait d’assister avant de passer à table, même si l’on était transi de froid et saisi par le sommeil. C’était une fête religieuse, de son temps, il fallait souffrir un petit peu pour être récompensé.

En rentrant de promenade, vers 17 heures, sa fille Juliette s’est mise en cuisine pour préparer le réveillon. Elle s’était occupée des courses la veille avec les enfants. Les quatre petits-enfants se sont installés autour de Marcel, c’est leur habitude lorsqu’ils envahissent sa maison. Marcel peine à se souvenir du nom des pères de chacun d’entre eux. Juliette a largement usé et abusé de la loi de 2025 qui permet le contrat de mariage a durée déterminée. Si bien que ses conjoints ont défilé rapidement et que leurs visages se sont un peu mélangés dans le souvenir de Marcel. Il croit qu’il y eut un japonais de passage dans le lot, sympathique au demeurant, mais celui-ci a refusé la paternité.

Julien, sept ans au printemps prochain, est le dernier fils de Juliette. Il s’est allongé, à plat ventre sur le tapis, aux pieds de Marcel : il est en appui sur les coudes et a posé sa tête joufflue sur ses mains ouvertes. Il balance ses jambes d’avant en arrière. Son regard espiègle est levé vers son grand-père :

- Alors, papi tu racontes !!!! 

Marcel aime bien qu’on le supplie un peu. Il a instauré une coutume : « les histoires du pépé ». Pour lui, les vieux doivent perpétuer oralement les traditions et l’Histoire, et il prend son rôle très au sérieux. Lorsque ses quatre petits-enfants sont réunis chez lui, il les groupe autour de son fauteuil pour « raconter ». Il raconte bien Marcel, un petit peu tout, sa vie, celle des autres, celles des grands hommes, celles des petits. Les enfants ont toujours été fascinés par Marcel : comment peut-on vivre aussi vieux que lui ? Comment a-t-on pu connaître la seconde moitié du vingtième siècle ? Marcel a connu Jean-Paul II, que l’Eglise vient seulement de béatifier, c’est à peine croyable !! Marcel est un livre a lui tout seul.

- Papi !!! 

Julien s’impatiente. Marcel se tourne vers le sofa. Mariette, sa seule petite-fille est là, les bras croisés, les genoux serrés, le regard fermé. A quinze ans, elle se donne l’air de ne plus vraiment s’intéresser aux histoires du grand-père, mais en même temps, il y a quelque chose qui l’émerveille dans ce moment d’échanges avec l’un des derniers représentants de l’ancienne génération. Elle a hérité des yeux noirs de sa mère : Marcel revoit un instant Juliette dans la même attitude, quarante ans plus tôt.

Aux cotés de Mariette, Pierre et Armand se chamaillent en se donnant des coups de coudes : ils ont 13 et 12 ans. Leurs crânes sont quasiment rasés, comme c’est la mode aujourd’hui, les yeux verts dorés de Pierre rappellent ceux de son père, un montagnard rugueux reparti depuis longtemps dans les vallées de Savoie. Le visage d’Armand est constellé de tâch
es de rousseur : c’est un bagarreur né. Il dissimule un grand besoin de câlins sous un air constamment renfrogné. Armand !!…. un prénom du dix-neuvième siècle qui était redevenu à la mode d’un seul coup.

Marcel commence son spectacle. Il dit qu’avant 2000, on allait à l’école jusqu’à seize ans au moins et parfois vingt-cinq quand on suivait des études compliquées, celles de médecine, par exemple.

- Vingt-cinq ans !!! 

Julien souffre d’une maladie. Il répète souvent les derniers mots des phrases de son grand-père en s’exclamant d’un air effaré, comme s’il venait d’apprendre une nouvelle extraordinaire. Marcel est fier dans ces moments de l’étonner :

- Eh, oui ! Julien … 

Il est vrai qu’en 2050, les enfants sont en alternance à l’école et dans l’entreprise dès douze ans sous prétexte de rendre plus concret et efficace leur apprentissage. Marcel sait qu’on ne laisse plus aujourd’hui aux enfants et aux adolescents le temps de vivre complètement l’âge de l’insouciance.

- Savez-vous que de mon temps, on apprenait encore le latin… 

Julien est soufflé :

-« Le latin !!!!! »

-  Dis-nous quelque chose en latin, papi , demande Armand

Marcel ferme les yeux un instant, fait mine de rassembler ses souvenirs. C’est loin, il ne se souvient plus de grand chose. Si, peut-être ! Une maxime dont il s’est beaucoup servi :

-  Donec eris felix, multos numerabis amicos  

Devant les mines consternées des enfants, Marcel traduit immédiatement :

- Tant que tu seras heureux, tu compteras beaucoup d’amis

Marcel se perd de nouveau dans le passé : il revit les classes de latin du lycée. C’était indigeste, le samedi après-midi surtout. L’automne, il ânonnait les tirades de Cicéron, tout en regardant par la fenêtre les platanes de la cour perdre leurs dernières feuilles. Aux beaux jours, c’était les vers de Virgile qu’il fallait apprendre par cœur. Il ne lui en reste rien. Mariette hausse les épaules. Elle dit que le latin, il y a longtemps que ça ne sert plus à rien et qu’elle, elle apprend le chinois, ce qui devient beaucoup plus utile par les temps qui courent. Elle s’est entichée de la Chine, Mariette. Il est vrai que les chinois ont fait de leur pays la première puissance mondiale, mais à quel prix ! Marcel se souvient de Mao, du petit livre rouge, de la place Tien-Amen, des emprisonnements, des massacres… Il se dit qu’il faudra qu’il en parle à Mariette.

Pierre et Armand le rappellent à l’ordre :

-  Et puis qu’est-ce que tu faisais d’autre quand t’étais jeune, papi ? 

-  Figurez-vous que, de mon temps, les garçons faisaient leur service militaire… 

Les garçons retiennent leur souffle : les histoires de militaires, ça, ça les intéresse.

- C’est qu’au vingtième siècle, les deux guerres mondiales avaient ravagé tous les pays d’Europe, il fallait être prêt à défendre sa patrie .

Les enfants sont sidérés. Aujourd’hui, les conflits armés sont repoussés au bout de la planète, entre quelques peuplades attardées que le progrès technique n’a pas encore effleurées.

- T’as fait la guerre, toi ?  Pierre a l’air de trouver cette hypothèse farfelue. Comment un papi fatigué comme le sien pourrait-il avoir couru sus à l’ennemi ?

- Moi non, j’étais trop jeune, mais mon père et mon grand-père, oui, poursuit Marcel

- Ils sont morts ?  S’inquiète Julien.

- Non, eux ont eu la chance d’en revenir vivants. Mais ils ont vécu le reste de leurs jours avec beaucoup de souvenirs douloureux. Ils ont vu mourir beaucoup de jeunes gens de vingt ans 

Mariette a pâli. Elle n’aime pas cette « histoire ». Comment peut-on mourir à vingt ans ?

Aujourd’hui, grâce aux progrès considérables de la médecine, l’espérance de vie est de quatre-vingt quinze ans. Même Papi a encore quelques belles années devant lui. Marcel la rassure : c’est loin tout ça !

Dans la cuisine, on attend des bruits de casseroles, Juliette s’affaire : une odeur de cuisson alléchante s’échappe du four. Marcel sourit : c’est une ambiance chaleureuse qui lui plait. Il en profite pour allumer une pipe. Il n’a jamais beaucoup aimé le tabac Marcel, mais il trouve qu’une pipe au bec le pose encore plus dans une attitude de vieux sage.

Mariette a repris de l’aplomb, elle intervient d’un ton ironique :

- Et à part la guerre, qu’est ce qu’on faisait d’intéressant « de ton temps » ? 

- Figure toi, que c’est ma génération qui a inventé le cinéma, la télévision, l’ordinateur… 

Pierre et Armand soupirent : le Papi n’est pas en forme ce soir. Leur quotidien est bourré d’électronique, c’est banal, on se fiche un peu de savoir qui a inventé tout ça. D’ailleurs, est-ce que ça a été vraiment inventé un jour ? On a l’impression que ça a toujours existé.

- Savez-vous que jusqu’à la vulgarisation du téléphone, les hommes ne savaient pas se parler à distance ! 

- C’est pas possible ! 

Julien n’en revient pas. Il s’adresse à un microphone invisible installé dans son col de chemise :

- T’entends ça, Herbert… 

Herbert est un cousin de Julien, installé avec ses parents, à Sydney, en Australie. Les deux amis ont pris l’habitude de rester en liaison constante pour partager leurs journées, vingt quatre heures sur vingt quatre. Mais Herbert n’a pas l’air de croire à l’anecdote, Julien doit insister :

- Si ! C’est vrai puisque c’est mon papi qui le raconte… 

Marcel nuance son propos : avant le téléphone, il y a avait bien les indiens qui communiquaient avec des signaux de fumée. Mais ils devaient souvent se tromper.

Juliette passe dans le dos de Marcel pour ranimer la flamme dans l’âtre de la cheminée. Marcel l’observe avec fierté : à cinquante ans, elle a conservé une allure de jeune femme.

Le port de tête est déterminé, le corps est souple. Dans un pull bleu ciel à col roulé, sa silhouette déliée attire le regard. Elle a gardé certaines attitudes de sa mère, comme cette façon d’agiter les tisons avec brusquerie.

Avant de s’en retourner à la cuisine d’un pas déterminé, elle sourit à son père :

- Ça va, papa ? »

Mais Juliette est toujours pressée, Marcel n’a jamais compris pourquoi. Elle n’attend pas la réponse et s’en retourne à ses occupations. 

-  Et alors, tu faisais du sport quand tu étais petit, papi ? 

Julien vient de tirer de nouveau Marcel de sa réflexion.

- Bien sûr, j’étais même gardien de but dans mon équipe de foot ! 

- Gardien de but !!! 

Cette fois-ci Pierre et Armand ont accompagné Julien dans son étonnement, d’une seule voix. Les trois garçons n’arrivent pas à imaginer le papi perclus d’arthrose chronique plonger hardiment dans les pieds de terribles avants-centres, prêts à toutes les ruses pour le prendre à contre-pied. Marcel raconte qu’il y avait des footballeurs célèbres qui l’ont fait rêver pendant toute sa jeunesse. Il parie avec Pierre et Armand que ceux–ci n’ont jamais entendu parler de Zidane.

-  Zidane ?????

Les deux compères s’interrogent du regard en avançant la lippe en signe en signe d’ignorance.

Soudain, Marcel aperçoit Loulette sa chienne, un épagneul de 3 ans. Le museau collé à la porte-fenêtre, elle agite fortement sa queue : elle veut rentrer. Mariette se précipite : dans son mal-être d’adolescente, Loulette a une place à part. La chienne se jette dans ses bras, l’enfant rit. Marcel fait semblant d’être fâché en levant sa canne :

- Où étais-tu encore aller courir, Loulette ? 

La chienne s’aplatit à terre aux cotés de Julien et lève des yeux mouillés vers le vieillard comme pour demander pardon. Marcel se calme et s’apprête à reprendre le fil de sa pensée.

- Avez-vous entendu parler des évènements de mai 68 ? 

De nouveau, Pierre et Armand restent cois. Ils avaient pourtant prévenu : il ne faut pas les interroger sur les dates de l’Histoire sous peine de s’exposer à un vrai désastre. Les années, c’est compliqué, alors les mois de l’année, vous pensez bien… Armand tente pourtant sa chance :

- C’est pas la date des premiers pas de l’homme sur
la Lune ??? 

Marcel félicite Armand. La réponse est fausse, mais il n’est pas tombé loin. C’est mieux que la dernière fois : il avait situé la chute du mur de Berlin pendant la guerre de 1914-1918.

Marcel explique. En mai 68, tous les jeunes de sa génération étaient descendus dans la rue, ils avaient construit des barricades dans les rues, occupé des usines, des universités et, finalement, avaient tout bloqué pendant deux mois. Marcel prévient l’exclamation de Julien :

- Oui, Julien, deux mois !! 

Les étudiants avaient su entraîner avec eux les ouvriers, les paysans. La grève totale quoi ! Marcel raconte que lui et ses camarades de fac avaient la tête farcie de grandes idées. Ils avaient envie de construire une société plus égalitaire, où chacun aurait sa place et pourrait s’exprimer sans contrainte. Il n’y aurait plus d’exploitation de l’homme par l’homme. L’argent, la culture, le sport deviendraient accessibles à tous.

Mariette a dressé l’oreille. Marcel a vu une lueur d’intérêt traverser ses beaux yeux sombres. Elle éprouve le besoin d’ironiser encore :

- Eh bien, c’est plutôt raté, votre « mai 68 », papi ! 

C’est qu’elle aussi, elle nourrit des ambitions pour changer le monde. Elle trouve qu’il y a beaucoup trop d’injustice sociale. Aujourd’hui, les déshérités sont enfermés dans certains quartiers où plus personne n’ose se rendre. Elle voudrait se battre, faire quelque chose. Pourquoi autant de discrimination ? Mais elle se sent un peu seule, Mariette. Autour d’elle, les garçons ne pensent qu’à la drague. Changer l’organisation de la société quand on a quinze ans, sans aide, c’est tout de même un peu compliqué.

Marcel la regarde, heureux d’avoir trouvé enfin un sujet qui la sensibilise :

- C’est vrai, Mariette, il ne reste pas grand-chose de notre mai 68 ! C’est à vous de prendre le relais, ranimez le mouvement ! Le changement social doit venir des jeunes ! Bousculez-nous !

La fillette s’enflamme encore :

- D’abord, il a beaucoup trop de pauvres aujourd’hui !…. 

Julien qui n’en a pas perdu une miette, lève la main, demande la parole :

- Pourquoi t’es pas pauvre, papi ? 

Marcel sourit, il s’est souvent posé cette question. Il a l’impression qu’il aurait suffi de peu de choses pour qu’il se retrouve du coté des démunis. Il prend le temps d’envoyer une volute de fumée au plafond, pointe le tuyau de sa pipe vers son petit-fils et finit par lui répondre qu’il a eu beaucoup de chance dans sa vie et qu’il lui en souhaite autant. Né après les deux guerres mondiales, il a trouvé un emploi juste avant le début de la grande crise du chômage. Et puis, il a beaucoup travaillé ensuite pour mériter ce coup de pouce du destin. En 2050, les conditions ont changé, la vie se partage entre périodes de formation, d’emploi, d’inactivité. Celui qui ne s’adapte pas, se retrouve rapidement délaissé sur le bord du chemin. C’est plus compliqué, Marcel avoue qu’il ne s’y retrouve plus bien.

Mariette pose soudain une question grave :

- Tu regrettes le passé, papi ? 

Marcel aime ce type d’interrogation, il trouve que Mariette montre beaucoup de maturité pour son âge, il faudra qu’il en parle à sa mère. Il ne voudrait pas que sa petite-fille se pose trop de questions existentielles, mais en même temps il est fier d’avoir des conversations d’adultes avec elle.

Il répond à Mariette qu’il pense surtout à l’avenir. Ce qui n’est pas toujours vrai, mais il veut lui donner l’envie de se tourner vers l’avant. Il dit que, par exemple, le progrès est une belle chose qui permet d’espérer une vie meilleure. Aujourd’hui, les chirurgiens peuvent remplacer n’importe quelle partie du corps malade, alors que lui, Marcel a connu les toutes premières greffes du cœur et encore, elles ne marchaient pas toujours ! Quel chemin parcouru ! Aujourd’hui aussi, toutes les voitures roulent à l’énergie propre. De son temps, elles consommaient beaucoup de pétrole et empuantissaient l’atmosphère. La génération de Marcel a failli être responsable d’une véritable catastrophe écologique ! D’ailleurs, si la calotte glaciaire du pôle Nord a diminué de moitié, c’est bien de la faute des automobilistes du vingtième siècle !

- Une catastrophe !!!!!  Julien qui s’endormait le nez dans son tapis, vient de se réveiller en sursaut à ce mot inquiétant. Loulette gémit, elle voudrait sommeiller aussi, l’enfant fait trop de bruit.

Les deux garçons, Pierre et Armand commencent à s’ennuyer, ils se bagarrent de nouveau. Marcel les interpelle :

- Et vous les garçons qu’est-ce qui vous intéresse ? 

Les deux enfants se regardent un instant avant de pouffer de rire. Papi pose toujours de drôles de questions. Ils ne savent pas vraiment à quoi ils s’intéressent, et puis ils ne comprennent même pas pourquoi ils devraient s’intéresser à quelque chose. Marcel le sait bien, il essaie de les taquiner un peu. Pour eux, le foot, c’est « naze », la France n’a plus rien gagné depuis 50 ans. La lecture, c’est ennuyeux. Ils sont encore un peu jeunes pour parler des filles. Seul peut-être, l’apparition récente du Mondialnet attise leur curiosité. Ils peuvent aujourd’hui communiquer avec le monde entier, même dans la rue, même dans leur lit grâce à des systèmes hyper sophistiqués de reconnaissance vocale.  Marcel a parfois la sensation qu’il suffirait d’éternuer à Paris pour qu’un milliard de personnes vous répondent :

- A vos souhaits ! 

Pierre s’approche et montre fièrement un bijou d’électronique à son grand-père. L’outil lui sert d’agenda, d’enseignant, de nounou, d’ordinateur, de journal intime, de jeux, de téléphone. Le tout tient dans la paume de la main de l’enfant. Pierre fait attention : il ne faut pas que papi touche l’appareil, il n’y comprend rien, il est capable de tout dérégler. Marcel regarde l’objet avec attention : une multitude d’icônes lumineuses se pressent sur un écran minuscule. Marcel se demande pourquoi le progrès consiste à construire des objets de plus en plus petits, comme si le microscopique devenait un but en soi.  Non, il ne comprend rien surtout parce qu’il ne voit pas bien clair. Il n’a pas ses lunettes et il ne risque pas de se servir de la microélectronique de son petit-fils. Pour faire plaisir à Pierre, il prend un air admiratif en regardant son instrument tout en expliquant que lui, il écrit encore ses cartes de vœux  à la main pour le Nouvel An.

- A la main !!!!  S’écrie Julien.

Oui, à la main. Marcel trouve qu’envoyer un message préfabriqué à cent cinquante personnes en cliquant sur un seul bouton, ce n’est pas très correct. Le réceptionnaire sait parfaitement que l’envoyeur n’a pris aucune peine pour manifester sa prétendue sympathie, ce qui ne l’empêchera pas d’ailleurs de lui répondre de la même manière.

L’heure avance. Depuis la cuisine, Juliette réclame de l’aide pour dresser la table. Les enfants se précipitent en courant. Julien, comme toujours, enfourche son cheval imaginaire et part en imitant le bruit du galop. Marcel est assailli d’un bref souvenir de la cour de son école primaire en le regardant s’éloigner.

Il reste seul avec Loulette qui s’est assoupie, en confiance, sur le tapis. Voilà, un Noël de plus. Depuis plus d’un mois, grâce à des ruses de conspirateur, il a préparé des cadeaux pour les enfants. Il pense que bientôt, ils ne viendront plus : ils connaîtront le monde, iront fêter la fin d’année à Sydney, Hong-Kong, New-York. C’est normal, maintenant. Il restera peut-être Loulette pour écouter Marcel évoquer les années d’avant. Et puis, à leur tour, ils  raconteront un jour les histoires du pépé Marcel. Peut-être d’ailleurs faudrait-il qu’il les écrive pour être sûrs qu’elles se perpétuent.

Une mélodie se fait entendre. Mariette arrive en coup de vent pour ramasser son téléphone-télévision portable qu’elle avait laissé sur le divan. Elle s’éloigne discrètement, Marcel a juste le temps de l’entendre s’exclamer :

-« Mélanie !! »

La meilleure copine de sa petite-fille se prénomme Mélanie. Comme la grand-mère de Marcel ! Il étouffe un sourire, il voit encore là la preuve de la perpétuité des traditions familiales. Les jeunes s’appellent Mélanie, Pauline, Marguerite, comme il y a deux cent ans. Tout change et tout reste pareil.

Mariette repose son portable en sautant de joie.

-« Mélanie est en Martinique, chez son grand-père ! »

Marcel se réjouit à cette nouvelle. Il y a donc un autre vieil homme au bout de la planète qui raconte la vie à la nouvelle génération, pendant la veillée de Noël, comme lui. Il ne connaît ni Mélanie, ni son aïeul, mais il est heureux pour eux.

Revoilà Julien qui revient de nouveau en courant, cette fois il fait un bruit d’avion. Marcel ne comprend pas vraiment pourquoi les jeunes courent toujours, mais il n’y a sans doute rien à comprendre. Julien redécolle en direction de la salle à manger. Il informe son grand-père que les préparatifs avancent.

C’est vrai que Juliette a bien travaillé : elle regarde la table qu’elle vient de dresser en prenant un peu de recul. C’est exactement celle de son enfance : la nappe immaculée, les lumières tremblotantes des lampions, l’éclat des assiettes et des couverts, des guirlandes radieuses.

Soudain, Julien la tire par la jupe :

-« Maman ! Maman ! Papi Marcel s’est endormi ! »

  

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