Nous deux

J’ai passé des années à traquer l’individu qui est en moi et je l’ai trouvé. J’aurais peut-être mieux fait de ne pas me chercher : je ne me lâche plus les baskets, je me colle à la peau. Et pourtant, je ne suis pas satisfait de moi-même. Parfois, je pense que je ne m’habite pas, je me hante. En un mot, la cohabitation n’est pas simple : je me pose beaucoup de problèmes, mais je me trouve aussi quelques raisons de me vivre.

Avec les autres je ne suis guère bavard, je ne suis loquace qu’avec moi. Alors là, par contre, je m’en raconte ! Mes conversations commencent dès la douche du matin : je m’exprime mes sentiments, je me donne mon avis, je me réprimande pour mes maladresses, je me console, je me rudoie, je me dis que je n’ai rien compris à ma vie. Toujours verbalement, à haute voix, pour que je me comprenne bien. Il n’y aura pas de non-dit entre nous. Je commence à me connaître, je ne dois me laisser me raconter des histoires.

J’ai tendance à ne pas beaucoup me préoccuper des autres, je manque de citoyenneté, je ne suis pas seul au monde que diable ! Lors du trajet automobile qui me conduit au bureau, le ton monte. Je pourrais quand même prendre le bus au lieu de contribuer à la pollution terrestre. Si  j’étais les forces de l’ordre, je me pénaliserais sévèrement. Je m’admoneste en me montrant du doigt. Je croise des regards d’automobilistes inquiets. Dans l’ascenseur, je me force à engager la conversation avec mes voisins au lieu de regarder benoîtement le bout de mes chaussures que j’ai généralement oublié de cirer.

-          Beau temps, aujourd’hui ! fais-je d’un ton convivial

Parfois, je réussis à nouer une conversation météorologique de qualité, mais souvent, les mines consternées de mes interlocuteurs me laissent penser qu’ils ont, eux aussi, des difficultés à gérer leur ego.

Fondamentalement, mon moi a le tempérament artistique, il n’était pas vraiment prédestiné à la vie de bureau. Je dois surveiller quotidiennement son indiscipline, mon emploi et mon salaire en dépendent. Je me vois assez mal expliquer à Martinaud, mon supérieur, que je ne suis pas responsable de mes éventuels échecs et qu’il devrait plutôt adresser ses remontrances à l’individu qui m’occupe. Aussi, suis-je toujours exigeant avec moi-même, mais je ne le montre pas aux autres, je me contente de me fixer sévèrement du regard lorsque je commets une gaffe. Parfois, je dois aller me chercher à la cafétéria où j’ai tendance à prendre des pauses à rallonge avec les filles du service informatique. Dans ces moments là, je vous prie de croire que je ne me rate pas et que je ne fais pas le fier. Quand Martinaud me demande un rapport pour le lendemain, je dois me tancer sévèrement pour me mettre au travail tout de suite.

J’imaginais mal la difficulté qu’il y a à se connaître bien. Je veux dire qu’accéder à son ego est compliqué, mais le supporter lorsqu’on a en pris connaissance est encore plus problématique. Je me contredis fréquemment. Il faut dire qu’il m’arrive d’être confus : je ne suis pas toujours très clair avec moi-même.  Parfois je veux aller au cinéma et je me retrouve en ballade champêtre. Ou alors, j’ai une envie de fraises des bois et j’achète un paquet de cerises.  Je me dispute avec lui, c’est-à-dire moi, à cause du programme de télé. Je suis obligé de me battre pour me reprendre la télécommande des mains. Je n’ai pas toujours le dessus et m’en veux lorsque je me laisse entraîner au marché du dimanche matin alors que j’ai envie de grasse matinée. Lorsque je suis en colère, je parle de Lui, autrement dit de moi à la troisième personne.

Physiquement, je dois faire attention à mes excès. J’ai tendance à prendre des rondeurs disgracieuses. A la cantine, je m’astreins à ne pas prendre de viande en sauce en dépit de mes goûts. Devant le cuisinier, le dialogue se prolonge parfois devant une file d’attente qui s’allonge, s’agite, maugrée… Je suis obligé d’expliquer à ceux qui me suivent que je ne suis pas vraiment facile à nourrir et que je serais curieux de savoir ce qu’ils feraient à ma place. Je m’oblige à faire du sport bien que je sois doté d’une paresse légendaire. Le soir, je devrais éviter de toujours me vautrer sur mon sofa devant le même match de foot tout en allant grignoter un carré de chocolat à la mi-temps du match. Avant le coucher, je m’oblige à passer sur la balance et sous la toise. Je me recommande de faire attention : je prends  beaucoup trop d’importance.

Je dois reconnaître quand dépit de tous les problèmes que je me cause, j’ai quand même un certain intérêt intellectuel et culturel.  Finalement, je m’intéresse : j’ai des conversations de bon niveau avec moi-même. Je me pose des questions sur la vie, la nature. J’ai appris en m’interrogeant longuement que le soleil s’éteindra dans cinq milliards d’années et que la vie humaine n’est donc qu’un instant, une virgule dans l’infini. Je me suis surpris à avoir du goût pour la littérature, à relire Balzac, Alexandre Dumas, Emile Zola. Des écrivains du temps où il fallait avoir du talent pour faire vivre des images dans l’esprit du lecteur. Il y a des moments privilégiés comme ça où je me félicite de m’avoir trouvé des goûts communs avec mon ego.

Compte tenu de la situation, j’ai évidemment une riche vie intérieure. Je privilégie en effet le dialogue avec moi. En dépit de nos divergences, je me demande souvent mon avis avant d’agir. Je crois que je supporterais assez mal un tempérament dictatorial. Il est d’une grande importance d’être en accord avec soi-même. L’homme qui me squatte est plutôt fantasque, imprévisible, lunatique. Nos débats internes me permettent de tempérer son caractère instable. Finalement, nous réalisons un équilibre judicieux à nous deux. Ainsi et c’est fort heureux, nous avons les mêmes opinions politiques, même si notre vote ne compte que pour un seul suffrage. Je me vois assez mal avoir un débat politique avec mon ego dans l’isoloir au moment décisif. D’ailleurs, je crois qu’il est légalement interdit de parler dans un isoloir.

Malgré nos différences, nous sommes deux frères qui sortons ensemble, nous nous serrons les coudes, nous agissons dans le même élan, nous parlons de la même voix et marchons du même pas. On ne glissera pas une feuille de cigarette entre moi et moi, surtout que nous n’avons jamais fumé. Indissolublement liés, nous finirons le chemin parfois dans la dispute ou la contradiction, mais surtout dans l’indivision.

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