Ceux qui espèrent

En cette belle matinée d’automne, Martin le SDF chemine sur les trottoirs de son quartier. Les écoliers courent le cartable au dos. Pour s’abriter de la fraîcheur, les femmes se couvrent de manteaux aux couleurs chaudes tandis que les messieurs vont encore nu-tête, mais sortiront bientôt d’élégants par-dessus pour se rendre à leurs affaires. L’hiver n’est pas loin. Dans quelques semaines Martin aura froid. Il devrait commencer à chercher des cartons pour dormir au chaud.

Il croise le Joueur de Loto qui sort du bureau de tabac, les yeux amoureusement rivés sur un petit rectangle gris qu’il tient entre le pouce et l’index. Comme chaque semaine, il vient de jouer sa date de naissance et celle de son chien. Il embrasse son bulletin, il y croit le Joueur de Loto ! Martin pense qu’il a une chance sur quatorze millions de gagner, il va donc être déçu plus de treize millions de fois.

Plus loin, debout contre un platane, c’est l’Amoureux Transi qui serre son téléphone portable contre son oreille. Il a cet air à la fois béat et timide qui annonce les grands engagements. Martin surprend la fin de la conversation. L’Amoureux Transi dit qu’il avait pensé, « comme ça », que l’on pourrait dîner ensemble demain soir. Comme il se doit dans ce genre de circonstances, il tente de faire croire que l’idée lui est venue de manière anodine et inopinée, sans arrière-pensée précise. Martin fourrage dans sa barbe en haussant les épaules. La scène lui évoque un lointain souvenir, mais il préfère ne pas la commenter.

Au croisement des deux avenues, une jeune femme, dans un élégante cape de demi-saison, téléphone également, Martin pense que c’est peut-être la belle invitée. En tous cas, l’Amoureux Transi devrait réfléchir, il y a tellement de belles femmes dans les rues !

Le long d’un immeuble cossu de bureaux, une limousine luxueuse, sévèrement gardée par un chauffeur endimanché, attend son maître. Le Président-Directeur Général de Je-Ne-Sait-Quoi déboule sur le trottoir. Il a l’air à la fois alerte et préoccupé. Dans le style « j’ai plein de soucis, mais je maîtrise… ». Devant lui, courant à petits pas, le ventre à terre, se prosterne le Lèche-Botte de service, il se répand en louanges et en « Monsieur le Président Directeur Général ». En bon sprinter, il coiffe le chauffeur officiel pour ouvrir la porte arrière de l’automobile au Président qui lui jette un petit regard distrait. Le lèche-Bottes s’incline d’une courbette et d’un « Je vous souhaite une bonne journée, Monsieur le Président ! ». C’est qu’il entend bien être nommé directeur du marketing à la prochaine promotion, le Lèche-Bottes. Il se donne assez de mal pour y arriver. Martin lui souhaite mentalement bonne chance. Il faut vraiment en vouloir pour s’abaisser à ce point !

Sur la place, le Chômeur sort des bureaux de l’ANPE au pas de course. Il vient de lire l’annonce d’un job à quart de temps, pour une durée de deux semaines comme vendeur dans un magasin de chaussures. Le Chômeur oublie son doctorat de philosophie. Un job ! Quelle aubaine ! Pourvu qu’il arrive le premier ! Il aurait du faire l’option sport dans ses études !

Martin passe devant la terrasse du Café des Voyageurs, vous savez, celui qui est devant la gare dans toutes les villes ! Deux retraités sont en train de rebâtir l’équipe de foot local. Quatre matches sans victoire : en voilà assez ! Heureusement, dimanche la rencontre nous opposera à la dernière équipe du championnat. On peut envisager enfin un succès ! Martin ne sait pas s’il sera libre dimanche. Les deux anciens rigolent d’une manière tonitruante, lèvent leurs verres de pastis et trinquent avec application.

Martin aperçoit Mamadou, le Sénégalais, qui rouille sur le trottoir avec les mains dans les poches. Les deux exclus de la société se saluent courtoisement. Depuis quelques temps Mamadou se tient à carreaux. Il est en situation irrégulière. Avec l’aide d’associations, il a fait une demande de papiers. Il sait que les formalités sont longues et aléatoires, mais il est souriant et confiant, Mamadou. Comme toujours. Il pourra peut-être faire venir sa famille dans un second temps !

Devant les Grandes Galeries, un enfant est traîné par la main de sa mère pressée. Le gamin tend un doigt mouillé vers la vitrine. Il vient d’apercevoir le jeu électronique de ces rêves. Il faut absolument prévenir le Père Noël. Sinon, il ne va pas se souvenir de l’adresse du magasin au mois de décembre. Maman dit que le Père Noël est très bien renseigné, qu’il sait ce qu’il fait, qu’il souhaiterait qu’on se dirige vers l’école pour le moment et que, si l’on continue comme ça on va être en retard. Martin se dit qu’il ne manquera pas d’intercéder auprès du Père Noël.

A  hauteur de la boucherie, c’est Berlingot qui est là, pelotonné sur un cageot. C’est le chat de la fleuriste. Lorsque le père Durin ouvrira son échoppe, il sait qu’il y aura sûrement un beau morceau de mou pour lui. Comme tous les jours. Le père Durin adore les chats !

Enfin, Martin arrive à destination. Le voici, assis sur le parapet du pont qui enjambe le fleuve, les jambes dans le vide. Il surplombe les eaux boueuses et tumultueuses qui traversent la ville. La vue n’est guère engageante, mais il pense qu’il n’est pas là pour se faire plaisir.

Soudain, une voix douce dans son dos :

-          Ne fais pas ça, Martin !

Le père Moulin de la paroisse voisine a pressenti l’intention de Martin. Le père Moulin sent que ce n’est pas le moment de sortir des bondieuseries, il ne fera donc pas de sermon. Il dit simplement :

-          Viens avec moi, Martin !

Et puis, il ajoute :

-          Je m’appelle Martin. D’ailleurs nous sommes tous des Martin !

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