Les mains

Les beaux jours viennent de renaître au-dessus de la ville. Dans une chambre de la maternité, un nouveau bébé est né. Il agite sa petite main convulsivement, serre les poings et s’endort. Le père et la mère s’attendrissent au-dessus du berceau puis se retirent sur la pointe des pieds. 

A l’autre extrémité de la place, l’école primaire se cache derrière les premières feuilles des platanes de la cour de récréation. Dans la classe de CE1, le maître vient de poser une question. Des doigts se tendent, volontaires pour répondre. De l’index, l’enseignant désigne Jérémy qui donnera la bonne solution. Pour une fois.

Dans l’Eglise, le Père Dodon achève la messe du soir. Le père Dodon accuse soixante quinze ans, il va bientôt se retirer dans son village natal. Quelques vieilles dames du quartier, vêtues de noir, suivent encore ses offices.  D’un geste fatigué, l’index et le majeur du prêtre s’élèvent dans la pénombre pour bénir les paroissiennes présentes. Le visage baissé, les mains jointes, les femmes recueillies reçoivent le geste du prêtre.

Loin devant lui, dans la clarté du portail de l’église resté ouvert, le père Dodon aperçoit déjà Lucien, adossé au mur, la paume tendue. Lucien, le seul mendiant de la ville, est connu de tous. Le père Dodon l’héberge lorsque le temps devient trop froid, il lui permet aussi de quêter à la sortie de ses messes.

Autour de l’église, le jardin municipal sent bon le printemps. Les premières tulipes ont éclos récemment. Les gamins viendront bientôt jouer après l’école. Jean et Marie se promènent ensemble pour la première fois. Leurs doigts n’en finissent plus de se chercher, de se nouer et de se dénouer. Ils viennent de s’asseoir sur un banc, l’un contre l’autre, les yeux au fond des yeux. Jean caresse doucement la joue de Marie du revers de la main.

Non loin d’eux, Hermann a installé son chevalet. Retraité de la SNCF, Hermann dispose de temps libre. Il s’est laissé poussé la barbe, il trouve que ça lui donne l’air d’un artiste. Sa peinture progresse : Hermann a exposé cet hiver quelques une de ses œuvres à la Mairie. Il cultive l’originalité de peindre sans pinceaux. Les doigts barbouillés et dégoulinants de couleurs, il représente l’église auréolée de son écrin de verdure pour son vieil ami, le curé de la paroisse. Son œuvre fera un joli cadeau pour le départ du père Dodon. La main d’Hermann vole sur la toile, posant des touches, travaillant la matière, rectifiant une courbe.

Sur la place, un employé municipal vient d’empoigner fermement son balai. Le caniveau est encore jonché des feuilles mortes de l’automne.

Devant l’école, les mères se sont déjà agglutinées. Deux commères discutent bruyamment, les doigts de l’une se pointent vers l’autre pour mieux se faire comprendre.

Les enfants sortent enfin de classe. Des rires et des galops animent les trottoirs. Leurs mains se poussent, tirent les pull-overs, s’agitent dans l’espace. Les mères prennent les plus petits dans leur bras, rajustent les bonnets, ferment les manteaux.

Quelques gamins se précipitent sur la fontaine d’eau. En s’aidant maladroitement de leurs doigts, certains boivent goulûment, la plupart s’aspergent joyeusement.

La boulangerie n’est pas loin. Comme tous les jours, le père Duru aura sûrement pétri, de ses bras noueux, la fournée du soir. Des petits pains au chocolat tout chauds apparaissent dans les doigts enfantins.

Il faut traverser les rues sans danger. Prosper, le policier municipal, surveille le carrefour principal. D’une main ferme, il stoppe les voitures et laisse passer les poussettes. Les doigts des conducteurs ont beau pianoté nerveusement sur les volants, ils ne passeront pas tant que l’index autoritaire de Prosper ne leur indiquera pas le chemin libre.

Jérémy, au coté de sa mère a déjà repris le chemin de la maison. Un instant il se retourne et salue Jacky en agitant le bras : à demain !

En passant devant chez Madame Pellegrini, chacun s’arrête pour un mot gentil. Accoudée à la fenêtre de son appartement, elle tend une friandise aux enfants. Ses doigts paraissent faibles, amaigries, sans vie. Parfois, ils viennent caresser la tête d’un bébé. Madame Pelligrini sourit alors à la vie du haut de se quatre vingt cinq ans.

Jérémy a obtenu son bonbon à la menthe comme toujours. Sa mère salue la vielle dame aimablement :

-A demain, Madame Pellegrini !

Devant la cheminée, le papa de Jérémy occupe déjà son fauteuil habituel. Jérémy a respiré l’odeur rassurante du tabac paternel dès son entrée dans l’appartement. Son père tient sa pipe entre le pouce et l’index dans une attitude familière. Jérémy se rue sur ses genoux.

La soirée s’avance déjà. Par le balcon, Jérémy aperçoit des ouvriers qui se quittent jusqu’au lendemain : des mains se serrent vigoureusement. Les anciens se tapent dans le dos virilement. Quelques adolescents attroupés discutent encore : les doigts enfoncés dans la poche arrière de leur jeans, ils retardent le moment de rentrer chez leurs parents.

La mère de Jérémy s’active dans la cuisine, elle se passe fréquemment la main dans les cheveux. Le repas est prêt. Trois couverts jaillissent  sur la table.

Plus tard, Jeremy se couche déjà, fatigué. Sur son oreiller, il serre Jeannot, sa peluche préférée, dans ses bras d’enfant. Les douces mains maternelles bordent son lit affectueusement.

La ville s’endort doucement. La main de l’écrivain aussi.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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