Un comparse indispensable
Voilà, c’est fait ! J’ai placé l’annonce : cherche assistant pour convoyer péniche, diplôme de plongée exigé. Je n’ai pas compris pourquoi il fallait faire quelque chose d’aussi tarabiscoté, mais Ramirez m’a dit que je n’avais pas besoin de comprendre. Il suffisait que j’accomplisse ce qu’on me disait de faire, de ne pas poser de questions oiseuses, de rester à ma place et tout irait bien. Ramirez est en liaison directe avec les chefs, il sait ce qu’il fait, je le respecte. D’ailleurs si je ne le tenais pas en haute considération, il m’a souvent fait savoir qu’on irait directement en discuter avec les patrons dont les manières sont – parait-il – assez frustes.
La seule chose qui soit certaine à ma connaissance, c’est qu’un convoi mystérieux de semi-remorques partira par la route, dans les jours suivants, de Strasbourg à Marseille, chargé d’une marchandise encore plus secrète que le parcours qu’il empruntera et qu’il fallait en prévenir nos complices par la voie de cette annonce.
Je me suis permis de demander à Ramirez pourquoi nous n’utilisions pas le téléphone ou internet pour cette mission. Ramirez a lissé sa barbiche noire, puis retiré ses lunettes de soleil et d’un air exaspéré m’a déclaré fermement que j’étais un peu jeune dans le métier. Selon lui la police espionne tout : le téléphone comme internet. D’ailleurs, si je levais un peu le nez en marchant dans la rue, je verrais qu’elle suit tous les citoyens à l’aide de caméras de surveillance sous le prétexte tout a fait fallacieux de détecter les gangsters plus efficacement parmi la foule des anonymes. Ramirez est un grand défenseur des libertés individuelles, il s’élève contre cette tendance institutionnelle à l’espionnage permanent de ses concitoyens.
Comme il semblait bien disposé, je l’ai interrogé sur la raison qui l’avait poussé à parler de péniche dans l’annonce qu’il m’a fait passer alors que le convoi prenait la route. Alors là Ramirez m’a dit que les bras lui en tombaient. Il m’a demandé si je ne voulais, pendant qu’on y était, informer la presse de l’heure de départ, d’arrivée et du trajet exact de notre convoi spécial. Il en a conclu qu’il faudrait quand même que je réfléchisse avant de parler. Et puis, pour que je n’ai pas de peine et parce qu’il m’aime bien, Ramirez, il m’a dit de ne pas m’inquiéter : j’aurai ma part.
Tout allait donc pour le mieux quand je reçus, le lendemain de cet entretien, le premier coup de téléphone à mon appartement. C’était un candidat qui se présentait suite à l’annonce passée dans le journal. L’homme s’avéra sympathique : il m’affirma qu’il adorait voyager en péniche et qu’il avait son diplôme de plongée niveau 3. J’ignorai complètement ce que ça voulait dire mais je répondis qu’en effet, cela le prédisposait bien pour obtenir le poste. Je n’eus pas le courage de lui dire que le poste était fictif : Ramirez n’aurait sûrement pas apprécié cette initiative. Je conclus l’entretien en prenant l’air d’un employeur sérieux : nous allions faire examiner sa demande par notre service du personnel et lui ferions connaître notre décision dans les prochains jours.
Puis ce fut une jeune fille qui m’appela pour postuler au même emploi. Elle s’appelait Florinda et elle avait un parchemin de plongeur de niveau 4. Je n’avais pas la moindre idée de la progression des niveaux de compétence dans le domaine de la plongée subaquatique, mais je marquai de la considération pour sa compétence. Puis ce fut trois, cinq, dix coups de téléphone dans la même journée. Bientôt au moment d’ouvrir ma boîte aux lettres, un flot d’enveloppes s’en échappa. Dans une même journée, je reçus cinquante trois candidatures à la suite de l’annonce que j’avais insérée dans le journal !
L’affaire prenait une ampleur qui m’incita à en entretenir mon supérieur hiérarchique. Je pris immédiatement un rendez-vous en urgence avec Ramirez. Notre lieu secret de rencontre que je ne dois dévoiler à personne est le « Bistrot des Amis », sis au 37 boulevard des Italiens, ouvert toute l’année sauf dimanches et jours fériés. Le patron que je trouve particulièrement sympathique s’appelle Jean : il est auvergnat.
Ramirez arriva en retard comme d’habitude. Il me dit souvent que c’est une astuce que l’expérience lui a enseignée pour déjouer les planques éventuellement organisées par la police autour des lieux de contact.
Je débutai l’entretien en lui faisant part de mon vif mécontentement devant les méfaits de la montée du chômage dans notre jeunesse. Au moment où je lui parlai, je venais en effet de recevoir la cent soixante quatorzième candidature à notre annonce : Ramirez se rendait-il compte ? Cent soixante quatorze jeunes étaient prêts à accepter un emploi précaire de quelques jours pour joindre les deux bouts !
C’est à ce moment là que Ramirez qui sirotait benoîtement son demi en recracha la moitié en manquant de s’étouffer. Les consommateurs voisins inquiets se retournèrent vers nous tandis que je me précipitai pour lui tapoter affectueusement dans le dos. Lorsque sa respiration retrouva son calme, il se pencha vers moi d’un air atterré :
- Parce que tu as donné tes vraies coordonnées au journal ?
Quelques jours après cet incident, j’eus la surprise de recevoir un nouvel appel de Ramirez qui me demandait de le rejoindre dans le parc voisin de son immeuble. Pour qu’il me fixe ce lieu de rencontre où nous ne risquions pas d’être entendus par des oreilles indiscrètes, l’affaire devait être grave.
Je rejoignis le banc où nous avions coutume de converser. En ce bel après-midi d’octobre, les badauds se faisaient rares. Parfois un couple de retraités, bras dessus bras dessous, déambulait paisiblement en commentant l’avancée de la saison et l’envolée des feuilles mortes dans l’air frais de l’automne.
Ramirez prit place à mes cotés sans même me saluer. Il devait être inquiet car il oublia de me lancer la phrase de reconnaissance. Derrière ses verres fumés, il regardait droit devant lui. Son teint blafard et sa voix rauque me laissèrent présager une mauvaise nouvelle :
- Tu as toujours tes candidats-plongeurs ? m’interrogea-t-il.
Je finis par comprendre que les chefs avaient changé d’avis au dernier moment pour déjouer d’éventuelles fuites qui auraient pu attiser la curiosité inconvenante des forces de l’ordre et que la cargaison secrète partirait finalement dans un convoi de péniches dès le lendemain. Je plaignis discrètement Ramirez d’avoir à faire à des chefs aussi versatiles et trouvai qu’il avait beaucoup de mérite à s’acquitter néanmoins de sa tâche.
Bêtement, je ne pus néanmoins m’empêcher de lui répondre d’un air modeste mais fier :
- Heureusement que je suis là !
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