L’Esprit de Vengeance

Il est là. Le regard méchant, sous un sourcil broussailleux. Les canines aiguisées sortent de sa bouche lippue. Récemment, il s’est laissé pousser une moustache mal taillée dont il lisse les extrémités d’un air sardonique lorsqu’il vient de réussir un mauvais coup dont l’ignominie lui arrache un sourire immonde.

Il s’appelle Max. Enfin… il aimerait s’appeler Max. Mais son pseudonyme n’a pas d’importance puisqu’il est seul et que personne ne le nomme. Max est là depuis longtemps. Depuis la nuit des temps. Dieu seul sait pourquoi il est là. Et encore, on n’est pas sûr qu’il le sache vraiment. En tous cas, l’Esprit de Vengeance est présent partout dans le cœur des Hommes.

Ce matin, il étend ses longs pieds crochus sur son bureau moderne. Il réussit de merveilleuses volutes bleues en aspirant avec délice les cigarillos qu’il s’est fait livrer récemment par un groupe de trafiquants indonésiens qui avaient besoin de se venger d’une troupe d’ennemis tout aussi sordides à propos d’un litige auquel il n’avait rien compris.

Ses affaires marchent à merveille. Il anime toujours quelques représailles bien sanglantes entre peuplades reculées ou entre organisations de gangsters désoeuvrés.

Max a su s’adapter à un nouveau marché. Du bas au haut de l’échelle sociale, grâce à la boulimie de consommation effrénée des êtres humains, dopée par une publicité abominablement manipulatrice, l’aigreur et la frustration dominent parmi les sociétés prétendues développées. Chacun s’estime lésé par son voisin dont le seul crime se résume souvent à posséder un peu plus que soi. L’Esprit de Vengeance se frotte les mains. Après des siècles de vendetta par les armes, il a compris le parti hideux qu’il pouvait tirer l’évolution de la civilisation. La vengeance ne tue plus. Enfin, elle ne tue plus d’un seul coup. L’Esprit de Vengeance a inventé beaucoup mieux. Disons pire : la Rancœur qui mine, torture, déchire, jusqu’à la mort.

Par les baies entrouvertes, il aperçoit l’agitation du monde. La matinée a commencé doucement. Dans une cours de récréation du New Hampshire, le petit Johnny vient de mettre une rouste mémorable à Luigi qui, la veille, l’avait sournoisement nargué d’un regard arrogant en passant devant chez lui sur un superbe vélo rouge que son père venait de lui acheter. Johnny a la rage aux lèvres et des poings ravageurs. Max juge qu’il peut fonder les plus grands espoirs sur la tête du petit Johnny. Il va très bien, c’est-à-dire très mal tourner.

Mais il faut à Max davantage de dégâts pour satisfaire son goût quotidien pour la querelle des hommes. Et des femmes. Un des plaisirs le plus sadiques de Max est de susciter la vengeance par l’intermédiaire de la jalousie. Dans ce domaine, le combat mesquin entre les sexes est une activité particulièrement intéressante. En ajustant sa lorgnette depuis son laboratoire, Max saute de joie. Après beaucoup d’hésitations, Marie a enfin cédé à son professeur de yoga. Ce matin, elle est allongée nue et alanguie dans son lit. Louis, son époux l’a bien cherché. Le mois dernier, Marie a appris qu’il a troussé une secrétaire dans le local à photocopieuse en détraquant la machine au passage, ce qui a déclenché un mini scandale dans l’entreprise et accessoirement une gigantesque partie de rigolade dans le bureau de ses collègues.

« Minable ! » lui a jeté Marie en pleine face. Elle a beaucoup mieux sous la main avec Armel, un breton converti à l’hindouisme à la suite d’un stage à Katmandou dont il est revenu transformé. Marie a décrété qu’elle disposait désormais d’un droit à l’écart nuptial en réponse  la conduite navrante de son époux. Cette nuit, elle a mis sa menace à exécution. Mais au réveil, en observant son amant prendre des  poses corporelles invraisemblables, elle ressasse un certain sentiment de culpabilité.

En l’observant, l’Esprit de Vengeance bave littéralement de satisfaction : adultères en pagaille, luxure en veux-tu en voilà, jalousie éhontée, revanche lamentable, culpabilisation lancinante. Tous les ingrédients du succès sont présents : il vient de plonger ce couple dans une médiocrité dont il ne sortira pas de sitôt. Tout le monde a mauvaise conscience dans cette affaire : le mari, la femme et même le yogi, malgré ses airs décontractés. Et l’on n’allait sûrement pas s’arrêter là. Max peut compter sur ce balourd de Louis dont la libido inassouvie va le pousser encore à se distinguer et entraîner les pires réactions de son épouse. On nage en pleine mauvaise foi, donc en plein bonheur pour l’Esprit de Vengeance.

Cependant ces petites querelles de ménage ne lui paraissent pas encore à sa mesure. Max tourne en rond dans son antre, les mains dans le dos, les épaules voûtées, l’œil torve et le visage hagard quand un bruit de canonnade le tire de sa méchante rêverie. Cette fois, il tient sa réussite hebdomadaire. Une tribu de guérilleros complètement inconnue et totalement armée par des mercenaires sans merci vient d’attaquer en pleine forêt amazonienne un groupe concurrent qui, la veille, a eu l’audace d’investir par mégarde son domaine de prédilection. La fusillade retentit de plus belle : les victimes se comptent déjà par dizaines. L’Esprit de Vengeance se charge immédiatement d’informer les alliés de la tribu attaquée pour que ceux-ci en rajoutent une couche. Il est certain que les troupes gouvernementales seront ravies de cette légère algarade entre bandes rivales et n’interviendront pas puisque les gangsters se chargent de s’éliminer entre eux.

Il est midi. Les combats battent leur plein dans ce monde insensé, mais l’Esprit de Vengeance a faim. Max se prépare dans sa petite kitchenette une omelette au lard, son plat favori. En la dégustant, il ouvre son téléviseur. Max se pourlèche les babines dégoulinantes de jaune d’œuf. Il jubile. Sur toutes les chaînes d’information, c’est l’horreur : meurtres, crimes, enlèvements, tortures… Décidemment, on ne s’ennuie pas !

L’Esprit de Vengeance peut s’endormir tranquillement dans une sieste quotidienne bien méritée. Les hommes sont assez grands pour trouver en eux-mêmes un motif d’agresser leur voisin.

Max émerge de son sommeil réparateur vers quinze heures. Il s’étire paresseusement, puis gratte grossièrement son poitrail velu. Il a une haleine de poney, mais il s’en fiche.

Par sa fenêtre, il jette un coup d’œil sur les affaires courantes. Il est certain qu’elles n’ont pu qu’empirer pendant qu’il prenait un petit moment de détente.

-          Ce n’est pas possible !

Max est sidéré. Dans la cour de l’école maternelle du New Hampshire, Johnny et Luigi se promènent tranquillement. Johnny a passé son bras autour des épaules de son camarade de classe. La paix règne sur la côte Est de l’Amérique.

Max pressent un coup fourré. Vite, il tourne sa lunette astronomique en direction du pied de la Tour Eiffel. C’est bien ce qu’il craignait : Marie est toujours nue dans un lit, mais cette fois elle se pelotonne amoureusement dans les bras de Louis. Quelle horreur : il se sont réconciliés !

Dans la jungle sud-américaine, les fusils se sont tus. Pas le moindre lance-grenades en vue ! C’est le comble, les deux bandes de guérilleros se sont alliées ! Il semble que les états-majors des deux gangs aient perçu l’intérêt qu’il y avait à allier leurs forces plutôt qu’à les éliminer méthodiquement !

Le visage, déjà fort laid, de l’Esprit de Vengeance se décompose. De verdâtre, son teint devient gris avec des reflets légèrement cramoisis. Ses yeux sont prêts à sortir de leurs orbites. Son nez s’orne soudainement de pustules écoeurantes comme chaque fois qu’il est contrarié. Un filet d’une substance innommable s’écoule de sa bouche tordue.

-          C’n’est pas possible ! Se répète-t-il en arpentant son bureau.

Son portable fait retentir sa musique cacophonique. C’est Maurice, l’Esprit de Pardon. Il est heureux, l’Esprit de Pardon. Certes, les hommes cèdent plus souvent à la facilité de la vengeance, mais de temps en temps, surtout quand Max fait sa sieste, Maurice réussit à raccommoder les dégâts.

Maurice démontre à Max qu’il peut, lui aussi animer le cœur des êtres humains. Déformation professionnelle oblige, Maurice propose à Max de faire la paix. Mais Max est furieux : il ne va pas en rester là !

L’Esprit de Vengeance va se venger ! Et d’ailleurs, on ne voit pas bien ce qu’il pourrait faire d’autre !

Cet article a été publié le 25 décembre, 2009 à 22:07 et est catégorisé sous Nouvelles. Vous pouvez suivre les réponses à cet article par le fil RSS 2.0. Vous pouvez laisser un commentaire. Les trackbacks sont fermés.