Une entreprise de pointe

L’entreprise Keudall ne produisait rien. Mais alors strictement rien. Le concept  avait été formulé par son fondateur Ernest Keudall, un jeune suédois, une trentaine d’années plus tôt. Fatigué par la marchandisation croissante de la société, la surconsommation ahurissante de ses concitoyens et la pénibilité harassante du travail dans un environnement économique de plus en plus productiviste, cette idée éblouissante de simplicité avait germé un jour dans l’esprit d’Ernest Keudall : ne rien faire. Après un succès encourageant dans son pays d’origine, Ernest Keudall jugea qu’il était temps d’investir à l’étranger. Une étude serrée des différentes opportunités le convainquit que les français étaient un peuple particulièrement qualifié pour ne rien faire. C’est ainsi que naquit l’usine de Saint-Moulin-en-Artois qui compta bientôt une centaine de salariés.

Installée dans des locaux d’autant plus rutilants qu’ils n’abritaient aucune machine bruyante ou graisseuse, Ernest Keudall avait du néanmoins aménager un espace pour la vente. Derrière le comptoir se tenait un vendeur qui accueillait les chalands à la recherche d’un petit rien. Le salarié était relayé toutes les heures pour éviter des excès de fatigue. Le client pouvait choisir entre trois tailles de rien : petit, moyen ou grand. Le grand rien remportait un vif succès auprès de la classe sociale aisée. Mais quel que soit le modèle, le client payait et s’en retournait avec le néant entre les mains. Le concept fonctionnait particulièrement bien : de nombreux touristes faisaient le détour pour ne rien acheter avec curiosité et convoitise.

Monsieur Keudall avait développé sa vente par courrier et internet. L’acheteur consultait un catalogue dont les pages étaient entièrement blanches à l’exception du chapitre sur les tarifs et le bon de commande. Il rédigeait sa demande, l’expédiait avec son chèque et ne recevait strictement rien en retour. C’était simple, mais Ernest Keudall se le disait tous les jours, il fallait y penser. Les affaires devenaient fleurissantes. La société Keudall vendait ses riens dans le monde entier. De toutes parts, on se précipitait pour acquérir très cher le néant de l’homme d’affaires suédois.

Monsieur Keudall avait embauché un personnel nombreux. Les salariés de l’entreprise étaient évidemment entièrement libres de ne rien faire puisqu’il n’y avait rien à faire. Ils venaient quand ils voulaient et repartaient à l’heure qui leur convenait. Monsieur Keudall faisait justement remarquer qu’il économisait ainsi beaucoup de moyens qui étaient ordinairement dévolus à la gestion du temps de travail.

Bien sûr, les personnels se retrouvaient le plus souvent à la cafétéria où ils pouvaient, tout à leur aise, débattre de leurs affaires domestiques, jouer aux cartes, rédiger leur courrier. Il y avait là notamment Marcel, un vieux contremaître, blanchi sous le harnais. Il avait gravi un à un les échelons de l’entreprise en se faisant chaque fois remarquer par son extrême application à ne pas produire la moindre plus-value.

Monsieur Keudall était en effet extrêmement sévère avec les agents qui avaient la malencontreuse idée de se rendre utiles. C’était complètement contraire à l’éthique économique et sociale de sa société. Il avait récemment embauché un jeune garçon, fils de l’un de ses amis, Jérémy de la Moutardière dont il appréciait particulièrement le non service. Le jeune homme, élevé dans du coton, à l’abri de tout contact avec le monde du travail, atteignait en effet un niveau d’improductivité particulièrement intéressant. Constamment absent pour des causes futiles, inapte à communiquer avec ses semblables, Jérémy de la Moutardière était fréquemment cité par Monsieur Keudall comme un exemple pour ses camarades de paresse.

Ce n’était pas comme ce salarié, de triste mémoire, dont l’entreprise avait du se séparer après qu’il eut pris cette détestable initiative d’emballer dans un papier cadeau les riens vendus à la clientèle. Si on l’avait écouté, il aurait fallu créer un département emballage dans l’entreprise ce qui aurait obligé Monsieur Keudall a désigné quelques travailleurs pour travailler !!!

Monsieur Keudall, en grand capitaine d’industrie avait su sous-traiter les fonctions indispensables à d’autres sociétés qui elles, produisaient quelque chose : la facturation des riens, le nettoyage des locaux vides, la gestion de la machine à café …. et surtout la gestion des œuvres du Comité d’Entreprise qui croulait sous les demandes, puisque les salariés, payés à ne rien faire, se précipitaient en masse pour partir en congés aux frais de l’entreprise.

Dans la cafétéria, les conversations allaient bon train sur les prochaines destinations des uns et des autres :

-          Je reviens du Paraguay…

-          La semaine prochaine, je vais peut-être essayer les îles Maldives….

-          Qu’est-ce qu’ils fichent à la direction, voilà trois semaines que j’ai réclamé un séjour au Népal. On n’est vraiment pas aidé !!!

Compte tenu du rythme non infernal des cadences, le climat social de l’entreprise s’avérait particulièrement détendu. Néanmoins, pour respecter la législation, un délégué syndical avait été élu. Maurice, ce délégué, assumait une tâche particulièrement délicate dans un tel environnement car Monsieur Keudall augmentait régulièrement les salaires. Cependant, il se produisit, durant une année, que la croissance des rémunérations ne dépasse pas 50%. Maurice, poussé par la base, dut négocier une rallonge avec la direction. Il obtint de haute lutte satisfaction après avoir été obligé de menacer Monsieur Keudall de reprise immédiate du travail.

Alors que tout allait pour le mieux, l’ambiance dans l’entreprise changea brutalement, au début du printemps dernier. En effet, la renommée de la société Keudall et l’originalité de sa production avaient atteint les rivages lointains de l’Empire du Soleil Levant. La rumeur rapporta que les japonais en examinant de près l’innovation technologique de Monsieur Keudall s’étaient montrés très sceptiques dans un premier temps. Puis, il semblerait que l’explosion du chiffre d’affaires d’Ernest Keudall ait fini par retenir leur attention.

Finalement, une délégation d’entrepreneurs japonais, spécialisés dans les industries de pointe avait été constituée et était attendue dans l’entreprise pour une visite approfondie.

La nouvelle sema l’inquiétude dans les rangs des salariés. Des informations alarmantes circulèrent de bouches à oreilles. Au Japon, il parait que l’on travaille ! 10 heures par jour, 6 jours par semaine ! Certains salariés dorment dans leur bureau sur un lit de camp ! C’est fou !

La veille de la visite des japonais, il se dit à la cafétéria Maurice avait du se lever très tôt, dès 10 heures du matin, pour rencontrer Monsieur Keudall et mettre en place une stratégie de nature à empêcher un rachat de la société par les nippons !

En effet, Maurice et Monsieur Keudall eurent une longue conversation qui se termina fort tard dans l’après-midi, vers 16 heures. Juste à temps pour aller attendre les enfants devant l’école.

Le lendemain, quatre japonais, conduits par M.Akamoto, leader dans l’industrie électronique mondiale descendirent d’une superbe limousine devant les usines Keudall. Le suédois accueillit ses hôtes d’une chaleureuse poignée de mains sur un tapis rouge qu’il avait acheté à la hâte dans un entrepôt de moquettes voisin.

Comme chacun sait, les japonais sont des gens sérieux  et la délégation réclama qu’on fasse le tour des ateliers immédiatement. Aussi, Monsieur Keudall conduisit-il ses invités dans l’immense bâtiment entièrement vide à l’ordinaire.

Ce jour là cependant, il bourdonnait d’activités. Dès l’entrée, les hommes d’affaires tombèrent sur Maria, le plus ancienne de la maison, qui s’escrimait sur le sol à l’aide d’un aspirateur à sac particulièrement bruyant qu’elle avait trouvé dans le grenier de sa mère. Plus loin Paulo, était penché sur le moteur de la Juva 4 de son grand-père qu’il avait du dépecer à la hâte dans la grange abandonnée de ce dernier. En se redressant, Paulo salua joyeusement la délégation nippone de son pouce levé, comme pour signifier que sa mécanique muette depuis quarante ans, allait bientôt rugir.

En poursuivant la visite, les japonais tombèrent sur Marcel très actif autour d’un métier à tisser, mis au point à la fin du XIXème siècle par un cousin des frères Jacquard. Il avait fallu le faire venir nuitamment d’un musée industriel proche de la ville. L’engin faisait un bruit d’enfer. Marcel faisait mine de maîtriser les fils qui s’emmêlaient joyeusement dans tous les sens devant les mines effarées des invités de l’entreprise.

D’un air gourmand, Ernest Keudall poussa les japonais vers une innovation technique qui allait sûrement les intéresser. Dans un coin de l’atelier en effet, Jonathan un jeune salarié pédalait ardemment sur une bicyclette dont il affirmait qu’elle avait couru le Tour de France en 1958. Le pédalier était astucieusement relié à un générateur et le coureur pouvait ainsi fournir l’énergie à l’ensemble de l’atelier. Les chefs d’entreprise japonais apprécieraient sûrement les conditions particulièrement écologiques de la production.

Les japonais palissaient à vue au d’œil au fur et à mesure du déroulement de la visite. Keudall les orienta précautionneusement vers les bureaux qui avaient été également, à titre exceptionnel, peuplés de salariés en col blanc. La secrétaire particulière de Keudall avait apporté une machine à écrire Remington sur laquelle sa grand-mère avait appris la dactylo dans les années 1930. Elle tapait avec application et un seul doigt un courrier imaginaire dans un cliquetis particulièrement éprouvant pour les nerfs. Parfois, elle s’arrêtait, s’emparait d’un petit flacon, et, courbée sur son ouvrage passait délicatement un petit coup de pinceau blanc sur une faute de frappe qu’elle venait de commettre.

Dans un bureau voisin, Jérémy de la Moutardière, en personne, avait fait le déplacement. Les quatre japonais abasourdis, le dévisagèrent longuement. Jérémy se tenait debout devant un lutrin, garanti XVII ème siècle par un antiquaire ami de son père. Armé d’une longue plume d’oie, il avait entrepris de calligraphier sur un papyrus ancien le dernier bilan de l’entreprise.

Enfin, Keudall insista galamment pour que ses invités puissent apprécier son système de communication. Dans une pièce, trois cages étaient installées où une dizaine de pigeons voyageurs roucoulaient paisiblement. Keudall expliqua que l’entreprise faisait entièrement confiance à ces volatiles, qui avaient –ne l’oublions pas- rendu de fiers services pendant le premier conflit mondial pour véhiculer ses messages vers ses clients.

En fin d’après-midi, il fallu appeler le Samu pour évacuer deux invités qui s’étaient trouvés particulièrement indisposés par leur visite. Le chef de mission, Akamoto et son secrétaire particulier avaient largement dénoué leurs nœuds de cravate, paraissant légèrement congestionnés. Il fallu les raccompagner à l’aéroport plus vite que prévu.

C’est ainsi que l’entreprise Keudall coule encore des jours heureux après avoir résisté à la plus féroce des délégations d’affaires que l’Empire du Soleil Levant. Pendant les longues journées d’hiver, groupés autour de la machine à café, les plus anciens transmettent fidèlement la légende aux plus jeunes des salariés pour perpétuer à jamais l’esprit de l’entreprise.

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