Archive pour le 22 décembre, 2009

Une entreprise de pointe

22 décembre, 2009

L’entreprise Keudall ne produisait rien. Mais alors strictement rien. Le concept  avait été formulé par son fondateur Ernest Keudall, un jeune suédois, une trentaine d’années plus tôt. Fatigué par la marchandisation croissante de la société, la surconsommation ahurissante de ses concitoyens et la pénibilité harassante du travail dans un environnement économique de plus en plus productiviste, cette idée éblouissante de simplicité avait germé un jour dans l’esprit d’Ernest Keudall : ne rien faire. Après un succès encourageant dans son pays d’origine, Ernest Keudall jugea qu’il était temps d’investir à l’étranger. Une étude serrée des différentes opportunités le convainquit que les français étaient un peuple particulièrement qualifié pour ne rien faire. C’est ainsi que naquit l’usine de Saint-Moulin-en-Artois qui compta bientôt une centaine de salariés.

Installée dans des locaux d’autant plus rutilants qu’ils n’abritaient aucune machine bruyante ou graisseuse, Ernest Keudall avait du néanmoins aménager un espace pour la vente. Derrière le comptoir se tenait un vendeur qui accueillait les chalands à la recherche d’un petit rien. Le salarié était relayé toutes les heures pour éviter des excès de fatigue. Le client pouvait choisir entre trois tailles de rien : petit, moyen ou grand. Le grand rien remportait un vif succès auprès de la classe sociale aisée. Mais quel que soit le modèle, le client payait et s’en retournait avec le néant entre les mains. Le concept fonctionnait particulièrement bien : de nombreux touristes faisaient le détour pour ne rien acheter avec curiosité et convoitise.

Monsieur Keudall avait développé sa vente par courrier et internet. L’acheteur consultait un catalogue dont les pages étaient entièrement blanches à l’exception du chapitre sur les tarifs et le bon de commande. Il rédigeait sa demande, l’expédiait avec son chèque et ne recevait strictement rien en retour. C’était simple, mais Ernest Keudall se le disait tous les jours, il fallait y penser. Les affaires devenaient fleurissantes. La société Keudall vendait ses riens dans le monde entier. De toutes parts, on se précipitait pour acquérir très cher le néant de l’homme d’affaires suédois.

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