Les prières de Jeanne

Jeanne s’est installée dans la pénombre de l’église. En retrait. Loin de la rangée des cinq ou six bigotes du quartier qui se prosternent devant l’autel, en extase. Ce soir, il n’y aura personne d’autre pour suivre la messe du Père Renaud. Il mène l’office tambour battant, le père Renaud. La crise des vocations n’en finit pas : il aura encore deux prestations à livrer dans les paroisses voisines, avant de rejoindre son lit.

Jeanne est entrée dans le saint lieu vers 18 heures comme chaque semaine. Elle ne sait plus si elle croit vraiment à quelque chose de divin, mais c’est l’occasion pour elle de tenir un espèce de dialogue muet et solitaire avec elle-même. De loin, son attitude peut passer pour une prière. Il faudra que le Bon Dieu s’en contente, elle n’a rien de mieux à offrir. Et puis, ce soir, il pleut à verse, comme toujours à la veille du 11 novembre. Jeanne se dit qu’elle peut au moins soliloquer à l’abri.

Elle a l’impression que le père Renaud marmonne de plus en plus : ou il vieillit ou bien il est de plus en plus pressé. Elle ne comprend rien de ce qu’il dit, mais ce n’est peut-être pas très utile qu’elle comprenne.

A soixante cinq ans, elle s’en fiche un peu, Jeanne. Il y a bien des années, le départ de Robert, le seul homme de la vie, l’avait anéantie. Comment peut-on à la quarantaine s’imaginer que l’on aura un avenir avec une midinette qui a la moitié de son âge ? Et puis le temps a fait son œuvre, les douleurs se sont espacées. Jeanne ne regrette plus.

Aujourd’hui, elle a sa vie, si l‘on peut appeler ainsi l’existence qu’elle mène dans son appartement. Sa fille Jeannette passe la voir de temps à autre. Elle se fait appeler Jane par ses amis pour faire américain, je vous demande un peu ! Parfois, elle lui laisse Louis, le fils qu’elle a eu avec un homme dont Jeanne ne se remémore même plus le visage et encore moins le nom.

Louis est le compagnon de Jeanne pour quelques heures. Agréable, gentil et même prévenant. Mais, il pose parfois des questions cruelles, Louis :

-          Dis, Mémé, tu ne t’ennuies pas toute seule ?

Jeanne répond que non, bien sûr. Elle a plein d’occupations : les courses, la télé, la promenade.

Eh bien, si Louis ! La mémé s’ennuie ! Jeanne pense qu’elle devrait arrêter de mentir à Louis et lui avouer qu’elle s’ennuie à mourir, notamment dans cette église lugubre dans laquelle elle éprouve le besoin paradoxal d’entrer toutes les semaines. D’ailleurs, elle se dit qu’elle devrait s’abstenir de cette corvée que personne ne lui impose, elle irait peut-être mieux.

Soudain, elle se souvient des journées délirantes de mai 68 et de son athéisme convaincu. Si on lui avait dit que quarante ans plus tard, elle en serait à venir à l’église pour occuper ses fins d’après-midi !

Dans les années soixante-dix, ce fut la belle vie avec Robert : les restaurants de luxe, l’été à Menton dans des paysages de rêves. Le yacht de Robert, les décapotables de Robert, les yeux de Robert. Il l’a faisait rire, qu’est-ce qu’elle riait à cette époque ! A mi-voix, Jeanne susurre :

-          Il faudrait quand même que je pense à rigoler !

Immédiatement, les visages courroucés de deux bigotes se retournent vers elle :

-          Chutt !!!

Jeanne en profite pour reconnaître la mère Poulard, sa charcutière. La mère Poulard se considère comme le bras droit du père Renaud et ne manque jamais de le rappeler à ses clientes. Elle a même organisé une quête pour offrir une nouvelle étole au prêtre ! Elle est aussi un des piliers des principales associations du quartier et « la bonne conscience » des habitués de son échoppe. A Noël, elle va encore la sermonner pour qu’elle donne quelque chose à ses bonnes œuvres !

Le père Renaud ! Prise par la curiosité et peut-être le besoin de parler, Jeanne  lui avait rendu visite dans son bureau, un jour de spleen. La bibliothèque de l’abbé l’avait impressionnée. Les rayons, bourrés de livres saints et d’images pieuses reflétaient l’activité d’un homme d’église plongé dans les écritures. Le père Renaud n’est jamais très à l’aise en tête à tête. Dans son ministère, il assouvit surtout son goût pour la recherche théologique. Pendant l’entretien, le prêtre passa son temps à rajuster ses lunettes sur son long nez osseux. Son regard gris ne quitta guère la pointe de ses chaussures. Lorsqu’il sentait la nécessité de répondre à Jeanne, ses longs bras battaient l’air comme s’il cherchait dans l’espace les mots propres à rassurer son interlocutrice.

De cette entrevue, Jeanne avait surtout retenu que le Créateur tenait des comptes serrés quelque part et que les difficultés existentielles dont elle souffrait étaient sûrement la contrepartie bien méritée des moments d’insouciance égoïste qu’elle avait vécue dans ses jeunes années. Selon le prélat, il était urgent que Jeanne fasse un examen de conscience impitoyable et qu’elle implore le Divin de bien vouloir faire preuve de mansuétude à cette occasion. Le père Renaud conclut que la présence assidue de Jeanne à ses offices ne faisait donc, à ses yeux, plus aucun doute.

C’est de cette époque que date l’idée de fréquenter les bancs de l’église. Jeanne ne craignait pas les foudres du Ciel ni du père Renaud. Elle estimait néanmoins qu’il y avait là une occasion propre à s’extraire de son environnement quotidien et à donner un but à ses sorties.

Jeannette s’étonne souvent de cet engouement apparent de sa mère pour la religion :

- Qu’est-ce que tu vas foutre dans cette galère ?

Elle la pousse parfois à rencontrer des personnes de son âge. Mais Jeanne ne se voit pas visiter les usines de la région au milieu du club des « joyeuses têtes blanches » et encore moins taper le carton au bistrot « des Amis » avec les retraités du quartier.

Il y a bien les courses à faire, c’est une distraction, ça ! Trois fois par semaine, Jeanne arpente les allées de la supérette du père Fouillard. L’enjeu de cette démarche se réduit au choix des légumes ou à la recherche de son jus de fruit préféré. Parfois, Jeanne qui avoue volontiers le péché de gourmandise, s’interroge longuement devant le rayon des confitures. Lorsqu’elle pose son panier rempli devant la caisse du père Fouillard, l’épicier se croit obliger de l’entretenir longuement des nouvelles du quartier en l’appelant « ma p’tite dame ».

C’est ainsi que la semaine dernière, Jeanne a appris successivement « qu’ils » allaient faire passer le tramway le long de l’avenue, « qu’ils » allaient démolir l’immeuble du coin de la rue et « qu’ils » feraient mieux de nettoyer les trottoirs. Avec le père Fouillard, il est inutile de chercher à connaître l’identité « d’ils ». Il n’en a d’ailleurs aucune idée. Jeanne a remarqué depuis longtemps que dans ce pronom personnel, les petites gens englobent toute entité investie d’un début de pouvoir administratif ou politique.

Jeanne estime que la fréquentation de l’échoppe du père Fouillard la rassure. En dépit de toutes les avancées de la modernité, il existe encore un peuple qui vivote au jour le jour en se plaignant amèrement des agissements saugrenus ou malicieux « d’ils », cette secte supérieure et inconnue qui s’arroge le droit de disposer du destin de tous les pères Fouillard de l’avenue.

Finalement, la fréquentation du père Fouillard est plus apaisante que les sermons de l’abbé Renaud. Raison de plus, estime Jeanne, pour se demander ce qu’elle fait là, à suivre d’un regard distrait les évolutions du curé préféré de la mère Poulard, sans écouter ni même entendre ses psalmodies.

Soudain, Jeanne a froid. Elle se penche à la recherche de son écharpe. Son banc émet un gémissement lugubre : la mère Poulard, le sourcil froncé, se retourne de nouveau, lui adressant à distance de vifs reproches muets. Jeanne pense que ses prochaines apparitions dans la charcuterie de la mère Poulard se passeront sûrement dans une atmosphère tendue.

Bientôt Noël. C’est la dernière grande aventure qui occupe ses fins d’années. Elle aura Jeanne et Louis avec elle. Pour Louis, elle sortira le même petit sapin en matière plastique que l’an dernier. Le gamin se jettera sur les paquets multicolores qu’elle aura déposés autour de l’arbre magique. Puis, ils s’attableront autour d’un menu de fête. Pour combien de temps encore ? Elle n’a pas le courage d’envisager une nouvelle stratégie pour fêter la fin d’année.

Cette fois, ça y est. A l’agitation qui gagne le premier rang des bonnes élèves du père Renaud, Jeanne comprend que l’abbé en a fini. Les bigotes s’extraient tour à tour de leur banc, esquissent un signe de croix furtif et une vague génuflexion contrariée par des arthroses lancinantes, puis, l’air compassé, s’en retourne benoîtement vers la grisaille insipide de leurs quotidiens médiocres et désespérant.

En sortant, Jeanne resserre frileusement son manteau autour de son cou. Décidemment, les jours de pluies n’en finissent pas cette année. Au bas des marches du parvis, trois silhouettes se pressent l’une contre l’autre sous un parapluie d’homme. C’est Jeannette qui tient Louis par la main. L’homme, c’est Robert. Pour une fois, Jeannette parait radieuse :

- Tu viens, maman ! On t’emmène !

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