Un accident de transport
Quatre silhouettes se sont installées dans l’ascenseur. Il y a là un jeune militaire en tenue d’été. Ses yeux bleus illuminent son visage glabre et son crâne rasé comme il sied à l’élite de nos troupes actives. Des avant-bras velus et puissants émergent de sa chemise kaki.
Son voisin est un petit monsieur dont le front lui arrive à l’épaule. Il est barbichu, le petit monsieur. Et particulièrement nerveux. Son bouc poivre et sel s’agite furieusement même quand il se tait. Il a l’air de l’usager acariâtre venu déposer ses doléances aux guichets d’une administration qui lui a visiblement joué un sale tour. Sous le coude de son veston fripé, il serre un gros dossier mal fermé d’où émergent, pêle-mêle, toutes sortes de papiers prêts à s’échapper de leur classeur.
En face de lui, une femme bien mise a pris place. Elle sort de son coiffeur : sa permanente brille sous le néon. Ses pommettes outrageusement fardées peinent à masquer la progression de l’âge. Son bec d’aigle et sa bouche aux plis amers sont surmontés d’une paire de lunettes à fortes montures. Son tailleur gris de bonne coupe dénote une situation familiale aisée ou qui le fut.
Le quatrième personnage est le plus mystérieux. Il domine tous les autres, même le soldat, d’une bonne tête. Il porte un long manteau noir en plein été. Son couvre chef est un feutre sombre qui parachève son allure sinistre. On aurait dit un portemanteau si ses yeux gris étrangement fixes et son visage squelettique n’attiraient pas l’attention craintive de ses interlocuteurs.
Comme dans tous les ascenseurs du monde, les quatre voyageurs regardent le bout de leurs souliers ou alors le numéro des étages qui défilent pour éviter d’avoir à dévisager leurs voisins.
Soudain, l’ascenseur produit un bruit sourd et secoue durement ses occupants. Puis il stoppe sa course net. Entre deux étages. Les quatre personnes sont un instant interloquées. L’Acariâtre se jette sur les boutons noirs qui activent la machine. Il les titille frénétiquement avant de s’avouer vaincu.
- Eh voilà ! Il faut que ça tombe encore sur moi.
Ses trois compagnons de voyage s’abstiennent de lui répondre que cet arrêt inopiné de la cabine les concerne également.
Le légionnaire examine rapidement les lieux. Apparemment, c’est un ascenseur moderne. Tout est lisse. Un miroir occupe un coté, tout en longueur. En levant la tête, il aperçoit une trappe. Sans aucun doute, les secours apparaîtront par cet endroit. Dans l’immédiat, la seule chose à faire est d’appuyer sur le bouton d’appel.
L’Acariâtre l’a devancé, il enfonce longuement un bouton rouge en marmonnant :
- Allo ! Allo !
Dans ce qui ressemble à un haut-parleur un grésillement se fait entendre, mais aucune voix humaine ne répond. L’Acariâtre avance une de ses explications favorites :
- Eh voilà ! On voit bien qu’on est chez les fonctionnaires, personne n’est à son poste ! Etonnez-vous après ça !
Le légionnaire évite d’épiloguer mais il croit se souvenir que les agents de la CAF sont des salariés de droit privé.
La Dame Bien Mise a une réflexion pincée de haute tenue :
- Bon, et maintenant, je peux savoir ce qu’on fait ?
Le militaire réfléchit comme il a appris à le faire avant d’entreprendre une manoeuvre. En tant que représentant de l’armée française, il sent qu’il lui revient de prendre la direction des opérations avec sang-froid.
Le quatrième personnage reste coi dans son coin. Il n’a encore rien dit.
L’Acariâtre s’énerve. Il se tourne vers le soldat et l’informe qu’il n’a pas que ça à faire, qu’en tant que représentant de la nation il doit prendre des initiatives et qu’en tout état de cause, on entendra parler de lui en hauts lieux.
Le combattant a échappé à la vindicte d’une troupe de talibans en furie lors de son dernier voyage en Afghanistan, il ne va pas tout de même pas se laisser impressionner par un misérable incident d’ascenseur. En prenant l’air assuré, il sort un téléphone mobile de sa poche.
- Ne craignez rien, j’appelle les pompiers !
La Dame Bien Mise et l’Acariâtre suivent attentivement la conversation du jeune homme. L’Acariâtre juge bon d’apporter une précision en agitant furieusement le doigt sur le portable du soldat :
- Dites leur bien que c’est urgent !
Le représentant des forces armées sourit enfin en achevant la communication :
- C’est bon, ils arrivent. Ne vous inquiétez pas !
L’homme en noir n’a toujours pas ouvert la bouche.
La Dame Bien Mise commence à se tortiller sur place. Elle informe qu’il faudrait qu’elle aille aux toilettes. L’Acariâtre qui tourne en rond dans la cabine lui répond que ce n’est apparemment pas le moment et qu’elle aurait du prendre ses précautions. Le téléphone du soldat fait entendre de nouveau sa Marseillaise.
- C’est les pompiers !
Il porte l’ustensile à son oreille. L’Acariâtre et la Dame Bien Mise fixent le jeune homme comme s’il allait se transformer en Père Noël. Mais sa physionomie se rembrunit lorsqu’il replie son appareil :
- Ils disent que le sauvetage va être compliqué !
L’homme en noir ne s’est toujours pas exprimé. Son mutisme a le don d’exaspérer l’Acariâtre qui se plante sous son nez :
- Et vous ! Pourquoi vous ne parlez pas ! Qui êtes vous d’abord ?
Le regard terne de l’homme descend lentement jusqu’au petit homme et d’une voix gutturale, il parle enfin :
- Maurice Boulingrin, je suis le fossoyeur municipal !
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