Un réveillon de nuls

Revoilà le 31 décembre. La neige tombe sur la ville, drue et douce. Ce soir, je n’échappe pas au réveillon familial.

Dès 20 heures, Marie-Claude commence à se préparer pour la « fête ». Elle enfile bagues et colliers puis peigne sa longue et douce chevelure brune, en penchant la tête. Elle pomponne ses merveilleuses tâches de rousseur sur ses joues et le bout de son nez qui m’ont tant séduit, il y a dix-sept ans. C’est bien pour elle que je me farcis cette réunion annuelle qui lui tient à coeur. Son frère est un fanatique du réveillon du jour de l’an : si nous n’accourons pas à la table familiale, il s’en offusquera.

Comme à son habitude, Marie-Claude organise le départ avec doigté et fermeté : à 21 heures pétantes, elle fait monter nos deux gamins dans la Laguna familiale. Le froid s’annonce vif, la neige a cessé, les rues sont déjà envahies de boue : on attend du verglas. J’espère qu’on attendra jusqu’à demain, sinon le retour, en pleine nuit, sera pénible.

Nous ne manquons pas à l’usage et aux bonnes manières: une halte chez le fleuriste s’impose. Des couples endimanchées en sortent les bras chargés de compositions luxuriantes. Je jette un coup d’œil sur les étiquettes : depuis huit jours, les bonnes manières sont hors de prix.

Munis d’un bouquet de fleurs des champs du meilleur effet, nous débarquons chez Robert et Paola, une heure plus tard. Je passe sur les vingt minutes consacrées à dénicher une place de parking dans un quartier, certes pittoresque, mais bâti au temps des piétons, des chevaux et des fiacres. Marie-Claude me regarde du coin de l’œil pour s’assurer de ma bonne humeur et je la rassure d’un sourire crispé.

Paola, la femme de Robert, s’exclame : comment ai-je donc pu trouver des fleurs des champs aussi belles en cette saison ? Je prends un air modeste en sacrifiant au rite de la bise. Paola cultive son origine, son exubérance et son accent italiens. Son maquillage théâtral constitue un vrai spectacle à lui seul : le mauve généreux des paupières le dispute au carmin de la bouche, alors que l’orangée étalé sur ses joues couronne ce chef-d’œuvre de sobriété.

Toujours en retrait de son épouse, Robert promène sa bedaine et sa béatitude avec la même constance d’une année à l’autre. Il a revêtu son costume du 31 décembre : je le reconnais, c’est le même que l’an dernier. Les enfants l’aiment bien Robert, ils se pendent à son cou. A 53 ans, le masque est fatigué derrière ses lunettes d’argent. Il se passe fréquemment la main sur son crâne chauve, c’est un indice d’émotion chez Robert. Cette réunion familiale du jour de l’an, il l’attend depuis longtemps. Elle le distrait d’une vie d’enseignant languissante, dominée par les caprices d’une femme rencontrée et aimée, il y a si longtemps, lors d’un voyage d’étudiant à Rome…

La mère de Marie-Claude et de Robert trône, installée depuis un moment déjà, dans un fauteuil du salon. Immanquablement, elle remarque notre retard : comme chaque année, elle commençait à « s’inquiéter ». Les enfants la salue avec moins d’enthousiasme que l’oncle Robert : ils craignent son regard et ses attitudes d’ancienne institutrice. Près de la cheminée où danse le feu, un petit sapin synthétique clignote avec insistance. Les gamins ont repérés les cadeaux enrubannés à terre. Ils attendent le signal bienveillant de Paola, puis se jettent sur leurs paquets.

Le début de la conversation se perd dans le vacarme des cris de joie et des froissements de papiers d’emballage que Paola s’empresse de ramasser à même le sol. Sébastien, qui vient d’attraper 11 ans au début du mois, a hérité d’une petite console de jeux et d’une maquette d’avion britannique de 1940 à construire. Je pressens que je vais devoir me plonger dans l’histoire aéronautique internationale, chapitre « seconde guerre mondiale ». Mariette reçoit les cadeaux d’une petite fille de huit ans : bijoux fantaisie, les atours des nombreuses Barbie qu’elle collectionne, la quarante-septième peluche qui viendra encombrer sa chambre.

Enfin, nous passons au dîner. Je suis à une extrémité de la table rectangulaire en face de belle-maman qui préside dignement. Le décor n’a pas changé depuis l’an dernier, ni depuis les années précédentes d’ailleurs. La nappe blanche est parsemée de paillettes, de papillotes et de quelques lumignons.

Paola apporte cérémonieusement l’inévitable saumon prédécoupé en tranches. Belle-maman profère ses premières remarques : le poisson est plus salé que l’an dernier. Elle m’interpelle pour confirmer son analyse. Je n’ai bien entendu aucun souvenir du goût du saumon servi  un an auparavant. Je m’en tire en faisant observer qu’il faut tenir compte de l’origine géographique de la bête. Les saumons pêchés en Ecosse n’ont pas le même goût que leurs copains de Norvège. J’essaie d’émettre mon opinion doctement, mais je sens que Marie-Claude a envie de sourire à ma droite. Elle me connaît assez pour savoir que j’ignore tout de l’élevage du saumon.

Les enfants sont mis à contribution. Sébastien a droit à la question que je détestais à son âge :

-« Alors ça marche l’école ?… »

Le gamin répond poliment. Il a les yeux qui pétillent sous les lumières de la fête. J’admire Sébastien. Toujours de bonne humeur, sourire enjôleur, bagout spontané, sa mère lui a donné tout ce dont je ne me sens pas capable. Mariette est d’un caractère plus ombrageux, plus proche du mien. Elle se contente de répondre qu’elle n’aime pas l’école, pas plus que le saumon d’ailleurs : elle regarde, d’un air désespéré, la tranche qui se morfond dans son assiette.

Les questions scolaires ayant été traitées, nous passons aux sujets sérieux :

-« Alors, Paul, quoi de neuf à la boite ? m’interroge Robert. Les américains veulent toujours vous racheter ? »

Je me souviens vaguement qu’il y a trois ans, pour meubler un peu la conversation, j’avais évoqué une rumeur de rachat plus ou moins floue qui courait dans les couloirs de l’entreprise qui m’emploie. Robert, à la recherche d’un sujet de discussion, insiste un peu :

-« Tu avais l’air inquiet l’an dernier… »

-« Non, je crois que ça ne sera pas pour cette année… les affaires reprennent »

-« Tant mieux… tant mieux !! »

La vie d’un prof de maths dans l’enseignement privé ne procure pas à Robert une foule de choses à raconter. Je comprends son embarras, je vais essayer de le mettre en situation d’exprimer une vision personnelle :

-« Et la crise de l’enseignement, Robert, qu’en penses-tu ? J’ai l’impression que rien ne bouge et que tout va de mal en pis… »

En fait, j’y vais au jugé, mais ça fait cinquante ans que j’entends dire pis que pendre de l’enseignement en France. Je fais le pari que je ne dois pas me tromper beaucoup en parlant de sa crise.

Ses yeux gris s’allument enfin :

-« Tu as raison, les mandarins du Ministère ne comprennent rien aux problèmes que nous rencontrons sur le terrain. Même dans le privé, les gamins deviennent de plus en plus exigeants. Les parents sont trop occupés pour nous aider. J’ai des enfants de troisième qui ne savent même plus ce que c’est qu’une fraction…. »

Je m’attendris sur l’incertitude qui obscurcit l’avenir du calcul arithmétique dans le bagage culturel de nos futures élites. J’allais approfondir le problème quand l’inévitable et  monstrueuse dinde fumante apparaît au milieu de la table au milieu des ah ! et des oh ! Robert entame le cérémonial annuel. Il s’est levé, se fait remettre un long couteau de boucher, inspire longuement en fermant les yeux et prononce la question que nous attendions tous avec impatience depuis un an :

-« Pour qui la cuisse ? »

Bientôt, la bûche qui n’est plus de Noël mais qui est toujours aussi glacée fait, à son tour, une entrée remarquée dans la salle à manger. Paola ne manque pas de nous rappeler que nous ne sommes pas des gens très faciles à traiter. C’est horriblement compliqué de choisir une bûche, il faut qu’elle se souvienne que belle-maman n’aime pas le marron, que les enfants détestent les fruits rouges et que Robert ne supporte pas le café. Enfin bref, une fois de plus, elle a victorieusement résolu la quadrature du dessert en prenant plusieurs bûches aux parfums variés. Mais elle nous informe qu’elle a du changer de pâtissier, les desserts de l’an dernier ne lui ayant pas laissé un souvenir impérissable. Moi non plus.

Robert, d’un air gourmand, sert son champagne le plus frais pour accompagner le dessert. Belle-maman n’apprécie pas, elle trouve le breuvage trop sec. Je crois me rappeler que celui de l’année dernière était trop doux.

Retour au salon pour terminer la soirée en beauté. Mariette s’endort sur un fauteuil.

-« Elle a sommeil, la petite! »

Bonne remarque, beau-frère!  Marie-Claude couvre notre fille de son manteau.

Paola n’a pas résisté au « plaisir » d’allumer le poste de télé. La conversation manquant, nous voilà bientôt tous hypnotisés par le petit écran. Les derniers artistes à la mode défilent, smoking, robes du soir, sourires immaculés. Ils souhaitent une bonne année et surtout une « la paix dans le monde ». Irakiens et afghans apprécieront.

Comme chaque fois, belle-maman n’arrête pas de critiquer les programmes de télé et comme elle s’est appropriée souverainement la télécommande, elle change de chaînes rageusement toutes les trente secondes. Non seulement les émissions sont sans intérêt, mais nous ne pouvons en suivre aucune.

Mes idées divaguent un peu. Les idées, c’est beaucoup dire, je n’en ai pas beaucoup ce soir. Disons que mon esprit cherche vainement une occupation. Je regarde Marie-Claude : elle a toujours un sourire bienveillant pour sa famille. Elle a l’air d’apprécier le moment, sans doute se remémore-t-elle ses réveillons d’enfance. C’est la seule chose qui me fasse vraiment plaisir dans cette soirée.

A minuit, au signal de Robert, nous nous jetons tous au cou de nos voisins et voisines respectifs en hurlant « Bonne année !!!! ». Puis le brouhaha des déplacements, des rires  et des cris faussement enjoués se calme et chacun reprend sa place et sa méditation.

Vers une heure, je pense avoir fait le plus gros. Comme d’habitude, je tire lâchement parti de la fatigue des enfants et me tourne vers mon épouse :

-« Tu ne crois pas qu’il est temps de rentrer, chérie ? Il faudrait mettre les enfants au lit… »

Tout le monde s’agite une nouvelle fois. Nous retrouvons nos vêtements d’hiver. En le saluant, je sens Robert un peu sombre. Sans doute a-t-il déjà commencé à attendre le 31 décembre de l’année prochaine. Je prends Mariette qui somnole dans mes bras.

De retour dans le froid de la voiture, je pousse mentalement un soupir de soulagement. A ce moment, Marie-Claude se tourne vers moi, la mine soudainement fatiguée :

-« Je crois que j’en ai marre de ces réveillons interminables. Trouvons quelque chose d’autre pour l’année prochaine….. »

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