Propriété privée
Myu vit avec les siens sur ces hauts plateaux, venteux à la mauvaise saison et arides lorsque le soleil éclate. Il sait que les anciens ont délaissé le littoral qui offrait peu d’abris contre les bêtes féroces pour se réfugier dans les cavernes nombreuses de ce pays accidenté et donc protecteur.
Ils sont plusieurs dizaines à avoir élu domicile dans le même repaire rocheux. Ces petits hommes trapus à la peau velue, à la crinière envahissante et aux visages simiesques luttent chaque jour pour leur survie. A l’aide de murmures, de sifflements ou de grognements modulés, ils se comprennent, s’informent des dangers qu’ils pressentent ou des plaisirs qu’ils ressentent. En dehors de leur caverne, la mort rode à chaque instant. Myu et ses frères ont reçu des anciens la manière de construire un épieu effilé ou des armes de poings en silex pour lutter contre les animaux en quête, comme eux, de proies pour survivre.
Parmi les hommes et les femmes de la caverne, la mortalité est élevée. Mais des petits hommes, issus de la promiscuité du groupe, naissent aussi en grand nombre. Le groupe, préoccupé de sa survie collective, a appris à les protéger.
Tout en se battant comme les autres, Myu s’ennuie de cette vie sans repos. Il a du mal à supporter cette ambiance collective, ces bagarres incessantes pour la meilleure part après la chasse, pour la place la plus abritée dans la grotte, pour les femmes, pour les armes. Et si chacun disposait de son propre endroit pour vivre ?
Myu a plus que d’autres le goût de la solitude. Plus que d’autres aussi, il a de l’imagination et le sens de l’innovation. Il a repéré dans les environs un territoire en forme de promontoire dominant la vallée, facile à défendre. Jour après jour, il y apporte de lourdes pierres.
Sans idée précise du but de sa construction, il commence à les empiler les unes sur les autres. C’est difficile : à partir d’une certaine hauteur, son édifice branlant s’écroule. Myu ne se décourage pas. Il finit par comprendre que son rempart doit reposer sur des bases plus larges. Pour le solidifier, il utilise parfois des pierres plates qui le traversent intégralement. Et puis surtout, pour que les roches s’ajustent parfaitement les unes aux autres, il faut employer des cailloux beaucoup plus petits qui viendront colmater solidement les interstices.
Parfois, les congénères de Myu viennent voir l’avancée de sa construction. Leurs yeux exorbités ne comprennent pas. Certains s’en retournent en haussant les épaules ou en maugréant. Myu est jeune, ses idées extravagantes lui passeront. Les anciens, dans leur sagesse, savaient bien mieux que lui ce que devait être le mode de vie de la horde.
Myu s’obstine. Il parvient à dresser un véritable mur qui le dépasse d’une bonne tête. L’épaisseur de cette muraille l’impressionne S’il édifiait quatre pans identiques, il se dit qu’il pourrait se protéger parfaitement des intempéries et des animaux sauvages. Après plusieurs mois d’efforts, il réussit à créer un solide abri à quatre cotés. Ses frères de misère continuent à visiter le chantier avec des mines de plus en plus interrogatives.
Myu s’installe bientôt dans ses murs, si l’on ose dire. Mais la mauvaise saison arrive, les orages grondent et font parfois des ravages. La pluie inonde le repère de Myu. Cette fois, les frères de Myu s’esclaffent lorsqu’il revient vers eux, trempé et apeuré par les éclairs qui transpercent la nuit.
Myu réfléchit encore. Il faut qu’il couvre son repère. Des branchages feront l’affaire dans un premier temps. Mais le vent, les mauvaises jointures entre les branches révèlent les limites de cette technologie.
Myu profite de ses sorties en quête de nourriture pour regarder autour de lui. Dans une clairière, il tombe sur des pierres bizarres qui se laissent découper en fines lamelles lorsqu’on les fracasse sur d’autres rochers. Myu vient d’inventer le toit en ardoise. Cette fois son abri est hors d’eau, il peut y passer ses nuits et une partie de ses journées en ayant ses aises et bien abrité des pluies et des dangers extérieurs. Ses frères ne rient plus. Ils viennent admirer la citadelle de Myu avec curiosité et envie.
Il est temps, Myu ne supporte plus la promiscuité. Mais il se dit qu’il doit encore améliorer son invention. A l’intérieur de son enceinte, il se sent protégé mais il ne voit plus rien du paysage. Il va dégager quelques petites pierres dans son mur, avec d’infinies précautions, de manière à ce que sa maison ne s’effondre pas. Un rayon de lumière pénètre dans son antre, il aperçoit enfin la vallée et la forêt environnante. En ajoutant une pierre verticale de chaque coté il va consolider cet espace. Aucun être ne peut y passer, son niveau de protection est identique, mais la vue est beaucoup plus agréable.
Pour entrer, Myu va ménager un espace qui lui permettra de s’introduire dans ses murs en se courbant. Il prend soin de rouler un énorme rocher pour la masquer. Myu est un homme fort : personne ne pourra manipuler cette protection aussi aisément que lui ! Myu vient d’inventer la propriété privée.
Le temps passe. Les anciens compagnons de Myu s’arrêtent fréquemment devant sa maison en partant à la chasse. Certains grognent d’admiration, d’autres murmurent de jalousie.
Mais Myu tourne entre ses murs comme une bête sauvage emprisonnée. Certes, il apprécie sa solitude, mais il s’ennuie. Et puis soudain, il se souvient de Ja. Ja est un élément féminin du groupe. Dans la collectivité, la coutume veut que les femmes soient à tout le monde. Mais il a toujours éprouvé un sentiment curieux lorsqu’il voyait Ja avec un autre. Il a l’impression que Ja lui est destinée.
L’exfiltration de Ja de la caverne n’est pas sans mal. Les hommes se battent durement, mais Myu, grâce à sa force herculéenne, domine tous les récalcitrants. Ja est ravie que les hommes s’entredéchirent pour elle : elle applaudit les combats à tout rompre et n’oppose pas beaucoup de résistance pour suivre Myu dans son logis personnel.
Les premiers jours de cohabitation sont charmants. A l’aube, Myu part à la chasse tandis que Ja reste longtemps alanguie sur la litière que le couple a improvisé avec des peaux de bête. Lorsque le soleil est haut dans le ciel, elle part cueillir des fruits sauvages en chantonnant. Elle aussi ne supportait plus la vie collective, les disputes incessantes avec ses congénères, la violence des hommes. Lorsque Myu revient avec le gibier qu’il a tué, Ja a nettoyé leur nid en balayant le sol avec des feuillages. Elle a rangé les provisions, remis de l’ordre dans la couche nuptiale. Avec Myu, les soirées sont douces et voluptueuses. Elle se sent protégée.
Après plusieurs mois, Myu montre de la mauvaise humeur. La saison froide rend les proies plus difficiles à chasser. Il rentre parfois les mains vides. Il devient maussade, rudoie parfois Ja qui n’a pas rapporté assez de plantes de sa cueillette pour le rassasier lors du repas du soir. Lorsqu’il ne sort pas, Myu reste au lit toute la journée : il ne fait rien d’autre que rêvasser pendant que Ja essaie de le distraire.
Mais Ja n’est pas une femme patiente. Bientôt, elle s’emporte, hurle, rugit. Elle fait comprendre à son compagnon qu’il devrait participer aux tâches du logis, ne pas se laisser aller, ne pas la négliger.
Aujourd’hui, après une violente altercation, Myu pense, dans un accès de lucidité et de tristesse, qu’il vient d’inventer successivement la maison, le foyer, le ménage et les disputes qui vont avec.
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